Le lichen pourpre

 

Valoki, province de Leda – Année 607

 

Le soleil déclinait vers le couchant quand la scolendre sortit de sa tanière. Elle avait faim.
Elle rampa sur le tapis végétal, puis se glissa entre des racines tortueuses avant de s’immobiliser contre un tronc d’arbre. Tous les sens à l’affût. Ses antennes s’agitaient à la recherche d’une trace chimique alléchante.

Là, toute proche, elle reconnut l’odeur d’une espèce qui évoquait chez elle tout autant l’attirance que la crainte. Une proie potentielle mais tout à fait capable de se défendre. Poussée par la faim, elle se dirigea vers la source de cette odeur en se fondant prudemment dans la végétation.

C’était bien des humains. Deux petites silhouettes s’agitaient avec empressement pour prélever du lichen sur des rochers. Des amuse-gueules pour la scolendre de dix-huit mètres de long. Elle était tellement affamée au début de sa chasse, elle n’en ferait qu’une bouchée.
Mais le myriapode connaissait les armes mortelles de ces étranges petites créatures bipèdes, et surtout cette énergie mystérieuse et puissante qui les entourait d’habitude. Chaque fois qu’elle avait tenté d’approcher cette appétissante chair rose dépourvue de carapace, une irrépressible sensation désagréable l’avait fait fuir. Mais étonnamment, pas cette fois.

Elle s’approcha encore, se faufilant sans un bruit, prenant soin de rester derrière les deux humains qui étaient bien trop occupés pour s’apercevoir de sa présence.

— C’est de la folie ! s’exclama Jarlo. On n’a même pas de bouclier chimique !

— Justement, dépêche-toi ! le pressa Marek en s’activant de plus belle. ‘Faut pas traîner.

Les deux Valokins s’étaient éclipsés discrètement de leur village, car Marek avait repéré cette clairière quelques jours plus tôt. Le lichen pourpre qui poussait sur ces rochers était assez rare dans la province de Leda.

Les Sœurs Ophrys l’utilisaient pour des préparations médicinales, mais il constituait également une drogue hallucinogène qui pouvait se fumer ou se manger, selon les effets recherchés. Aussi la cueillette de ce lichen était réservée aux moniales et son commerce prohibé. Au marché noir, les sacs bien remplis des deux jeunes hommes allaient leur rapporter une petite fortune.

Jarlo devina une présence dans son dos, il regarda par-dessus son épaule et ses yeux s’agrandirent sous l’effet de l’épouvante.

— Marek ! cria-t-il en se jetant sur le côté.

La scolendre sectionna le corps de Marek en deux parties d’un seul coup de mandibules. Il mourut avant d’avoir le temps de comprendre ce qui lui arrivait.

Jarlo n’évita la seconde attaque qu’en sautant du rocher en vitesse, abandonnant son sac. Il réussit à amortir sa chute sur le sol et se mit à courir de toutes ses forces. La scolendre se lança à sa poursuite en zigzaguant à une vitesse phénoménale.
Il n’avait aucune chance de la distancer.

Une autre attaque manqua sa tête mais un crochet à venin lui déchira l’épaule droite. Une douleur atroce lui vrilla les nerfs. Sa chair se mit à fondre sous l’effet du poison corrosif, comme brûlée par de l’acide. Il perdit brutalement le contrôle de ses muscles et s’écroula lourdement sur le sol.

La scolendre ouvrit son énorme gueule pour l’avaler.

 

Scolopendra (Scolopendre. Crédit photo : Finklez)

 

Le prédateur suspendit son geste. Des projectiles lumineux sifflèrent autour du myriapode, des étincelles brûlantes perçaient douloureusement son armure de chitine.
D’autres humains venaient secourir leur congénère, armés de fusils lance-étoiles. La scolendre leur fit face, prête à défendre chèrement son repas, quand un dégoût incontrôlable la submergea.

Au milieu du groupe d’humaines, une petite silhouette enveloppée dans une robe blanche avançait résolument vers elle. La sensation d’écœurement fut trop forte et la scolendre s’enfuit à toute vitesse pour disparaître dans la jungle.

La femme vêtue de blanc se précipita vers Jarlo, s’agenouilla à ses côtés et étendit ses mains au-dessus de l’épaule en bouillie. Les Shaïli qui l’accompagnaient se rassemblèrent en cercle autour de la Matria.

— Matria Elorine, dit l’une des jeunes femmes. Est-ce qu’il est… ?

Elorine ne répondit pas. Immergée dans la transe du Seid, elle se concentrait pour stopper l’hémorragie et les effets du poison. Les yeux clos, elle gardait ses mains grandes ouvertes à quelques centimètres de la terrible blessure.

Les autres Sœurs plus jeunes regardaient, fascinées, les vagues d’énergie lumineuse qui parcouraient le corps de Jarlo. L’air vibrait autour des mains de la Matria alors que les artères et les veines se refermaient, que le sang s’arrêtait de couler.

Après un instant, elle rouvrit les yeux en posant ses mains à plat sur la terre d’où s’éleva un petit panache de fumée blanche.

— Il vivra, affirma-t-elle. Construisez une civière ! Il faut vite l’emmener à l’abri pour continuer les soins.

Inconscient, Jarlo fut emmené au village le plus proche avec un brancard de fortune, sur le dos d’un des escarabes qui transportaient la récolte du jour. Protégées des insectes par leurs pouvoirs, les moniales se frayèrent un chemin sans encombre dans la végétation géante.
Elles ne retrouvèrent qu’une moitié sanguinolente du corps de Marek, sur les rochers, près des deux sacs remplis de lichen pourpre.

Ils atteignirent le village de Ginkgo alors que le soleil s’apprêtait à rejoindre l’horizon, irradiant une lumière orangée.

Le blessé fut pris en charge par les trois moniales qui étaient de garde ce jour-là dans le dispensaire, mais Elorine insista pour aider ses consœurs. Des pansements, des onguents, des breuvages furent préparés pour compléter l’énergie bienfaitrice du Seid et accélérer la guérison de Jarlo.

 

Les alentours de Ginkgo constituaient un secteur nettement plus rocheux que le reste de la province de Leda. On y trouvait quantité de plantes aromatiques et médicinales affectionnant les zones sèches et pierreuses. Les Sœurs Ophrys s’y rendaient fréquemment pour récolter des plantes sauvages.

Dans la partie arboricole du village, une cinquantaine de mètres au-dessus du sol, des constructions de bois se dressaient sur les grandes plateformes bâties comme des ponts entre les troncs colossaux. Un ascenseur rudimentaire dont les poulies étaient actionnées par la force de quatre insectes de trait, au niveau du sol, permettait de rejoindre la cime des arbres.

Fidèle au modèle commun de tous les villages forestiers en Valoki, le haut-village était le territoire des adultes sans enfants, qu’ils soient cultivateurs, artisans, chasseurs ou éleveurs, érudits… des célibataires pour la plupart. Les familles avec enfants et les vieillards ne résidaient pas dans la partie aérienne, la vie en hauteur représentant tout de même quelques dangers. Le village terrestre leur était réservé.

Jarlo était un jeune célibataire habitant normalement les hauteurs du village. Mais à présent, il allait devoir vivre sur le sol avec les autres infirmes.

 

— Matria Elorine, vous allez bien ! s’écria une jeune Sœur qui venait de faire irruption dans le dispensaire.

Naëlis était tout essoufflée d’avoir traversé le village en courant. Elle regarda le blessé et se dit que son inquiétude devait sembler puérile à sa supérieure. La Matria était en parfaite santé, calme et concentrée comme à son habitude.

— Oui Naëlis, je vais bien, finit par dire Elorine sans quitter des yeux l’horrible blessure qu’elle nettoyait avec attention. Et par chance ce jeune homme va s’en sortir, même si je doute qu’on puisse sauver son bras.

— En revenant de la cueillette de rosemir, on m’a dit que votre équipe avait été attaquée par une scolendre…

— Avec mon groupe nous cherchions du lichen pourpre. Deux jeunes se sont éloignés du village en douce pour aller en ramasser sous notre nez. Ils devaient craindre qu’on ne trouve leur coin et se sont précipités bêtement. Sans armes, ni même un diffuseur de phéromones… l’autre est mort.

Naëlis observa la blessure de Jarlo, puis son visage exsangue. Très affectée, elle détourna vite les yeux.

Sa capacité d’empathie est presque trop forte,songea Elorine.

Elle n’avait pas besoin de regarder le visage de son élève, les scintillements colorés de son aura étaient suffisamment explicites pour qui savait les voir et les déchiffrer.

— Quel gâchis, reprit-elle à voix haute. Risquer sa vie pour quelques milliers de khelz ! La cupidité pousse certains à faire n’importe quoi… À part ça, la récolte de rosemir était bonne ?

Naëlis acquiesça avant de lui raconter brièvement son après-midi de cueillette.
Pendant ce temps, la Matria nettoyait méticuleusement l’horrible mutilation de Jarlo. Des débris végétaux, des fibres de tissu et de la terre salissaient encore la chair rongée par le puissant venin de la scolendre.
Elle utilisait d’ailleurs une eau dans laquelle étaient diluées quelques gouttes d’huile de rosemir.

Il s’agissait d’une plante aromatique, décorative et médicinale endémique de la Valoki. Minuscule en comparaison de nombreux autres végétaux de cette planète, elle formait des buissons d’un mètre de haut.
Cette plante était très appréciée des humains pour sa taille, son parfum et ses couleurs. Les feuilles fines et allongées, environ de la taille et la forme d’un doigt, se paraient d’un bleu turquoise.

Les fleurs se regroupaient en jolies hampes bigarrées, offrant toutes les nuances du rouge au bleu en passant par le rose et le violet. Certaines avaient des couleurs vives et d’autres très pâles, presque blanches. Comme elles se conservaient assez bien une fois coupées, de nombreux bouquets de rosemir décoraient les maisons des Valokins.
Son parfum évoquant un peu celui de la lavande embaumait agréablement, et persistait même après le dessèchement des fleurs.

L’huile essentielle de rosemir était très forte, utilisée avec parcimonie en cuisine pour parfumer certaines pâtisseries, elle entrait aussi dans la composition de certains savons et crèmes de soins. Ses vertus pour la peau étaient sans pareil. Elle était également utilisée par les guérisseuses pour ses propriétés antiseptiques, bactéricides, désinfectantes et calmantes.

Les outils chirurgicaux pouvaient être désinfectés avec de l’essence pure, quelques gouttes suffisaient dans une bassine pour en purifier l’eau. Les infusions de feuilles et de fleurs avaient les mêmes propriétés que l’huile essentielle avec un goût et des effets nettement plus doux. On en mettait parfois une ou deux feuilles dans certains breuvages, simplement pour atténuer l’amertume des autres plantes.

Le rosemir entrait aussi dans la composition de nombreux cataplasmes, comme celui que Matria Elorine commençait à préparer.

— Je vais m’en occuper, assura une autre Matria présente. Vous devriez rentrer au monastère, Matria Elorine.

— La nuit approche et le dirigeable doit nous attendre, rappela Naëlis.

Elorine s’écarta pour laisser les Sœurs de garde continuer les soins.

— J’ai fait de mon mieux, dit-elle en replaçant sa capuche sur sa tête. Nous pouvons rentrer maintenant.

Elles saluèrent leurs consœurs et sortirent du dispensaire. Seule Naëlis lança un dernier regard au blessé.

Pour Jarlo, la vie ne fut plus jamais la même à partir de ce jour.
La nécrose de son épaule obligea les Sœurs à l’amputer de son bras. La mort de son ami Marek et sa propre infirmité le laissèrent profondément traumatisé, il mit des années pour oser s’éloigner à nouveau de son village.

Et plus jamais il ne s’approcha des rochers où poussait le lichen pourpre.

 

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lichen(couleurs retouchées. Crédit photo : Lairich Rig)

 


 

p.s : Pour la petite anecdote, au départ c’était pour le roman que j’avais écrit cette scène. Elle n’était pas prévue dans l’histoire et m’était venue toute seule, au « fil de la plume ».

Quand arrive ce genre d’idée spontanée et non prévue, je vais toujours au bout sans me censurer. Parfois je garde certaines de ces scènes, quand elles servent l’histoire. D’autres fois, en me relisant j’estime qu’elle n’est pas suffisamment intéressante alors je la supprime. C’était le cas de celle-ci.

Il m’arrive très rarement de « recycler » ainsi des scènes enlevées du roman. Rassurez-vous, je vous épargnerai les plus mauvaises.

Comme nous y retrouvons Elorine et Naëlis, que c’est le seul texte parlant du lichen pourpre et du rosemir, je me suis dit que ce serait pas mal de le partager ici.

 

 



 

 


4 Responses to Le lichen pourpre

  1. Hello Sandro
    Rassure-toi cela ne fait pas du tout recyclage même si cette scène était juste anecdotique dans ton roman. C’est du bonus et c’est toujours sympa les bonus de cette qualité 🙂

  2. Hello Marjorie
    Oui cette scène est anecdotique, je l’avais écrite pour montrer les pouvoirs des Sœurs et l’ambiance en Valoki. Puis finalement, j’ai écrit d’autres scènes qui remplissaient à peu près les mêmes fonctions, tout en restant plus centrées sur l’histoire du roman. Donc voilà… je l’ai quand même un peu retravaillée pour le blog.

    Merci 😉

  3. Merci Sandro, ça ne se ressent pas que c’était une scène écrite pour le roman puis coupée. Elle donne aussi très fortement l’ambiance dans ce charmant village 🙂