Légendes valokines (3) : L’intelligence des myrmes

 

Valoki, future province du Jailong – Année 79

 

 

— Que personne ne tire ! s’écria Shaïli.

— C’est une blague ? lança Bert. On va se faire déchiqueter !

Les myrmes resserraient leur étreinte inéluctable. Cernés de tous les côtés, les humains se blottissaient les uns contre les autres en brandissant leurs armes. Leur groupe ressemblait à un gros animal roulé en boule et hérissé de canons. Figé par la peur.

La soldate la plus proche se montrait curieuse avec la mitrailleuse de Bert. Elle eut un mouvement de recul en touchant le canon encore chaud. Puis ses antennes se mirent à palper la grande arme sous tous les angles.

Suivant une intuition, Shaïli pointa son fusil vers le sol. La myrme qui se tenait devant elle osa s’approcher à son tour pour examiner son arme.

— On dirait qu’elles comprennent d’où vient le danger, dit-elle. Baissez-tous vos flingues !

— Mais ça va pas dans ta tête ! rétorqua Palden. T’es folle ou quoi ?

— Faites ce que je dis, insista Shaïli. Baissez vos canons et verrouillez les crans de sureté !

Certains canons furent abaissés, des myrmes baissèrent aussi leurs mandibules pour ne mettre que leurs antennes au contact. Une bonne quinzaine de soldates entouraient les humains en touchant ces étranges objets métalliques qui produisaient un bruit effrayant.

Les myrmes s’intéressaient aussi aux tenues des humains, à leur peau et leurs cheveux. Elles manifestaient une curiosité évidente. L’une d’elles parvint à enlever délicatement le chapeau de Solveg pour observer sa tête. La spécialiste en techniques de survie paniqua et releva son canon. L’insecte rouvrit aussitôt ses mandibules.

— Ne la touche pas, saleté ! cria Romuald en pointant sa mitrailleuse.

Son arme était presque aussi impressionnante que la rotative de Bert. Plusieurs myrmes firent claquer leurs tranchoirs. Romuald perdit son sang-froid quand l’une d’elles faillit le mordre. Une rafale de gros calibre faucha le premier rang d’insectes devant lui. Ce fut une terrible erreur.

Toutes les myrmes se jetèrent sur eux. Les humains furent obligés d’ouvrir le feu pour repousser l’assaut. Les armes automatiques crachèrent leurs projectiles explosifs en pulvérisant des dizaines de soldates qui se ruaient sur eux toutes mandibules dehors. Certaines se retournaient au dernier moment pour tenter de les atteindre avec un dard venimeux au bout de l’abdomen. Lihn fut blessée au ventre.

Devant le carnage, les insectes reculèrent un court instant. Les explorateurs en profitèrent.

— Courez ! lança Palden.

Tirant sans discontinuer en poussant des cris, ils réussirent à se frayer un passage dans la masse d’insectes qui leur barraient la route. Ils partirent vers leur campement à toutes jambes, en arrosant les alentours de balles dans le plus grand désordre. Les myrmes se ressaisirent et se lancèrent à leur poursuite alors qu’ils contournaient le cénote.

 

(cénote mexicain. crédit photo : Serge Melki)

 

 

Romuald voulut assurer l’arrière-garde mais il se fit dépasser par le nombre, les soldates le découpèrent en morceaux. En voulant lui venir en aide, Solveg fut blessée au bras et sauvée de justesse par Palden. Lui s’en sortit avec une belle plaie dans le dos.

Bert envoya des grenades au phosphore au milieu de la horde d’insectes qui continuaient d’affluer depuis l’autre côté du cénote. Les explosions firent des dégâts monstrueux parmi les myrmes et la végétation alentours. Le souffle incendiaire brûla tout ce qui se trouvait dans son rayon d’action. Les rafales des armes automatiques balayèrent ce qui restait.

 

Les myrmes cessèrent la poursuite, estimant sans doute que leurs pertes étaient trop importantes pour donner la chasse aux intrus mis en fuite. La colonie avait perdu un grand nombre de combattantes, mais les indésirables étaient repoussés. Des ouvrières ne tardèrent pas à revenir sur le champ de bataille pour rassembler des dizaines de leurs congénères mortes au combat, la plupart calcinées.

Les humains réussirent à sortir de cette nasse terrible en ne laissant qu’un mort derrière eux. Mais il leur fut impossible de récupérer ses restes.

Ils rejoignirent leur camp avec trois blessés. Palden et Solveg étaient touchés assez légèrement, en revanche Lihn était mal en point. Son ventre portait une profonde entaille empoisonnée, à la limite de l’éviscération. La géologue aux yeux bridés avait été ramenée sur les épaules de Harald, qui avait dû abandonner son arme dans le feu de l’action pour lui sauver la vie.

Nami et Curtis firent de leur mieux pour soigner les blessés, mais il fut convenu d’évacuer Lihn en urgence.

La technicienne radio, c’était Ruby. Se remettant de ses propres blessures et insistant pour faire son travail, elle se traîna jusqu’à son matériel pour demander de l’aide à la base de Rizom.

Palden et Solveg purent ressortir de l’infirmerie après quelques minutes. Leurs plaies étaient heureusement superficielles, en partie grâce à leurs vêtements rembourrés et renforcés par endroits de plaques de protection.

Effondrée par la mort brutale de Romuald, Solveg devait faire face à une autre douleur. Ces deux-là flirtaient depuis quelques temps. Bert aussi était très affligé par la disparition de son collègue expert en armement.

Quelques membres de l’équipe les réconfortaient comme ils le pouvaient quand la navette des secours se posa, dans la clairière où ils avaient établi leur camp. Lihn avait perdu connaissance mais son état était stable. Elle fut installée sur un brancard et emportée dans le vaisseau, sous les regards anxieux et attristés de ses compagnons. Ils purent récupérer un peu de matériel médical avant que la navette ne redécolle et disparaisse dans le ciel crépusculaire.

 

 

Les explorateurs se réunirent autour du feu, les mines défaites. Leurs sentinelles veillaient aux abords du camp avec des appareils de détection. Tout semblait à nouveau calme dans la jungle.

— On aurait pu éviter tout ça, affirma Shaïli. Je suis sûre que les myrmes allaient nous laisser partir en paix.

— Tu parles ! dit Solveg. Elles se demandaient plutôt si on était comestibles !

— Mais vous avez bien vu qu’elles ont fait preuve d’intelligence !

— Je n’irais pas jusque-là, intervint Palden.

Sa sœur se tourna vivement vers lui.

— Tu connais déjà cette espèce, peut-être ?

— Non, reconnut-il. Mais ça reste quand même des myrmes…

— Celles-ci sont différentes, s’obstina Shaïli. Elles réagissaient en fonction de nos propres gestes.

Elle chercha des yeux l’approbation des autres. La plupart évitèrent son regard.

— Solveg a raison, dit Bert. C’est de la vermine ces bestioles.

— Je suis d’accord avec Shaïli, pour ma part, annonça Curtis.

Celle-ci le remercia d’un sourire. Même si elle ne voulait pas se l’avouer, Shaïli avait un faible pour Curtis. Elle s’était promis de ne pas s’attacher, bien sûr, elle avait de bonnes raisons pour cela. Mais on ne choisit pas vraiment ce genre de chose. Le problème surtout, c’est qu’il était avec Bert. Les deux hommes échangèrent d’ailleurs un regard embarrassé après avoir exposé cette différence d’opinion.

— Ces myrmes ont compris que nos flingues sont nos armes, se justifia Curtis. Je l’ai senti aussi.

Nami et Alicia approuvèrent. D’autres semblaient indécis.

— N’importe quoi, dit Ruby en hochant la tête de gauche à droite.

Shaïli se retint de lui coller une gifle pour effacer son petit air supérieur.

— Vous délirez, trancha Palden. Même si les insectes sociaux montrent une certaine forme d’intelligence collective, elle reste assez primaire. Aucune espèce n’est capable de comprendre que nous utilisons des outils.

— Aucune espèce connue, peut-être, rectifia Shaïli.

— Tu prêtes à ces animaux bien plus d’intelligence qu’ils n’en ont, affirma son frère d’une voix dure. Je n’interviens pas dans tes travaux sur les plantes alors laisse-moi faire mon boulot comme je l’entends. Je te rappelle que c’est moi, le zoologiste de ce groupe.

Shaïli lui lança un regard perçant mais ne dit plus rien. Elle ne tarda pas à s’éloigner vers les guetteurs pour prendre son tour de garde, un peu en avance.

Ruby s’approcha de Palden et le prit dans ses bras, ils échangèrent un long baiser tandis que les autres se lançaient dans des discussions par petits groupes. Peu se rangeaient à l’avis de Shaïli.

Tellement d’aventuriers avaient déjà péri, depuis toutes ces décennies de découvertes et de colonisation. Tellement avaient dû s’habituer à vivre avec de graves séquelles, à cause de confrontations avec les insectes géants de ce monde. Le désert puis les tropiques se révélaient des régions nettement plus peuplées et dangereuses que le Tharseim. À mesure qu’ils approchaient de l’équateur, ces nouveaux territoires dévoilaient une faune et une flore encore plus étranges.

— C’est vrai qu’on aura bientôt un champ de force pour protéger les campements ? demanda Alicia, la cartographe. On aura de véritables zones de sécurité…

— Oui bientôt, mais c’est seulement un prototype, répondit Harald.

Harald était un ingénieur spécialisé dans les structures nomades. Il pouvait aussi bien superviser la construction d’abris primitifs que réaliser les plans de tout un village démontable.

— Il paraît qu’on va avoir des armes soniques aussi, ajouta Bert. Réglables pour tuer ou juste repousser…

— On ne sait pas quand on recevra tout ça, conclut Palden. Pour le moment, on fait sans.

Peu enclins à aller se chercher un morceau de myrme grillée au phosphore, ils se contentèrent de rations de survie. Et leur troisième journée d’exploration se termina ainsi.

 

Des passages d’insectes isolés furent signalés pendant la nuit.

Le lendemain dès l’aurore, les sentinelles donnèrent l’alerte. Tout le camp se réveilla sur le pied de guerre. Les myrmes à l’apparence métallique arrivaient en nombre. Elles avaient envoyé des éclaireuses discrètes pour les retrouver avant de lancer une contre-attaque.

 

(crédit : antclub.ru)

 

La puissance de feu des humains leur permit de tenir bon, le temps de se regrouper autour de leurs blessés en appelant des renforts par radio. Deux vaisseaux vinrent très vite leur apporter un appui aérien. Les tirs des mitrailleuses lourdes et les bombes larguées depuis le ciel firent pencher radicalement la balance, décimant les myrmes. Les déflagrations brûlantes rasèrent une grande partie de la forêt à cet endroit.

Les insectes survivants battirent en retraite jusqu’à leur nid, mais les vaisseaux les traquèrent et bombardèrent aussi la myrmilière. Ce fut un nouveau massacre.

Les humains étaient parvenus à s’imposer une fois de plus. Mais à quel prix. Tout l’espace sauvage qui s’étendait de leur campement jusqu’au cénote n’était plus qu’un spectacle de désolation.

Une petite expédition menée par Shaïli explora les restes de la myrmilière, de nombreuses salles souterraines n’avaient pas été anéanties par les souffles brûlants.

Ils découvrirent un astucieux dédale de tunnels encore debout, jonché de carcasses d’insectes carbonisées. De vastes espaces de culture pour différents champignons. Au fond du nid, ils trouvèrent des survivants rassemblés autour de leur reine. Des dizaines de nouveaux œufs ne demandant qu’à éclore.
Shaïli se montra intraitable.

Ils quittèrent précipitamment les lieux avant qu’un nouveau combat ne s’engage, et cette fois réussirent à ne pas aggraver les choses. Cette myrmilière pouvait encore survivre et se développer à nouveau, si les humains lui en laissaient la chance.

Mais cette découverte s’ébruita et une autre expédition vint leur donner le coup de grâce quelques jours plus tard, alors que Shaïli était occupée ailleurs, par peur de représailles.

 

 

◊♦◊

 

 

Les semaines suivantes ressemblèrent beaucoup à ces premières journées. Au prix de quelques morts et blessés supplémentaires, le territoire des explorateurs ne cessa de grandir. Leur premier camp devint une base puis un village.

Ils rencontrèrent d’autres espèces d’insectes sociaux, très différentes dans leurs fonctionnements mais tout aussi évoluées.

Après l’intelligence des myrmes, ils purent constater la discrétion des aporims, paisibles butineuses ailées qui les évitaient et dont les nids étaient bien cachés, très haut dans le tronc de certains luvalianes. L’ingéniosité des terims avec leurs constructions colossales s’élevant jusqu’à la canopée. La ruse des vespères qui s’abattaient parfois du ciel pour chasser les aventuriers isolés.

Toutes ces nouvelles espèces déconcertantes montraient les signes d’une intelligence plus développée encore que les insectes qu’ils connaissaient déjà. Elles représentaient un danger bien plus important que les prédateurs solitaires, dont certains s’avéraient déjà redoutables. Une partie de ces créatures-là semblaient pourtant chercher une forme de contact pacifique, mais peu d’humains étaient disposés à le reconnaître.

Chaque fois, les explorateurs s’imposèrent par la force.

Face à leurs pertes, ils ne réagirent dans leur majorité que par un surcroît de violence. Nombre d’entre eux n’éprouvaient pour les insectes géants que du mépris, parfois de la haine.

Shaïli était affligée par cet énorme gâchis. Elle n’était pas la seule. Palden regretta aussi parfois de ne pas avoir l’occasion d’étudier une nouvelle espèce avant que la situation dégénère. Mais sa sœur était la plus affectée de tout le groupe. Elle était persuadée qu’une autre voie était possible avec les insectes sociaux.

La suite des évènements la plongea dans l’amertume. Toujours elle tenta de trouver des solutions pacifiques, mais trop peu nombreux étaient celles et ceux qui se rangeaient alors à ses arguments.

Jusqu’au jour où elle trouva une substance aux propriétés étonnantes. Cette découverte allait changer sa vie et jusqu’à l’équilibre des sociétés humaines de tout l’hémisphère.

Ce n’était pourtant que du miel…