• La saison ardente

    Malgré sa proximité avec l’équateur, la Valoki est influencée par les changements de saison de l’hémisphère nord. Lorsque l’hiver arrive, apportant des ténèbres permanentes sur le cercle polaire et un froid glacial sur l’ensemble du Tharseim, en Valoki débute la saison ardente.

    Tandis que la Nemosia bénéficie d’un climat doux et varié à cette période, avec une baisse sensible des températures et de rares chutes de neige sur les plus hautes montagnes, l’hiver pour les Valokins représente une période de sécheresse caniculaire. Le thermomètre témoigne d’une chaleur constante tout au long de l’année, mais si les pluies quasi-quotidiennes apportent une certaine moiteur ou fraîcheur le reste du temps, pendant la saison ardente, l’absence d’humidité donne à cette chaleur une force écrasante.

    Pendant trois mois, et davantage certaines années, il ne tombe pas une goutte de pluie sur la Valoki. Les nuages eux-mêmes se font rares et au fil des semaines s’installe une sécheresse éprouvante.

    Alors que les premiers signes de la saison ardente se font sentir, les pluies se raréfiant, la végétation luxuriante se lance dans une floraison explosive qui fait le bonheur des insectes butineurs et enchante les yeux des humains.Les arbres-montagne ne sont pas en reste, leurs immenses corolles parent alors la forêt de superbes couleurs.

     

    C’est à ce moment que les aporims migratrices, après s’être gavées de miel, quittent la Valoki pour se rendre dans les jungles équatoriales du Kunvel.

    Puis les végétaux fructifient alors que leurs feuillages perdent leur éclat émeraude, et arrive le temps des moissons et des récoltes.

    Pour les Valokins, c’est la saison la moins appréciée de l’année. Alors qu’une partie de leurs précieux alliés insectes déserte la région, dans les champs comme dans les forêts, ils s’affairent à récolter le fruit de leur labeur sous un soleil brûlant. Les Sœurs Melishaï recueillent aussi le précieux miel restant dans les ruches temporairement abandonnées.

    Cette longue période de sècheresse convient en revanche très bien à un grand nombre d’arthropodes géants et en particulier les carnivores. Rares sont les insectes et les arachnides appréciant l’élément liquide. La saison ardente semble donner un regain d’énergie aux prédateurs, alors que leurs proies s’affaiblissent. Il ne fait pas bon traîner dans les contrées sauvages qui ne sont pas sous la protection des Sœurs Ophrys et des insectes sociaux avec lesquels elles ont forgé leurs alliances. C’est encore plus vrai à cette époque de l’année.

    L’eau est rationnée pendant la saison ardente, on utilise des puits et de grands réservoirs qui ont collecté les eaux de pluie le reste de l’année. Les roches karstiques de la province de Leda, la capitale, bénéficient également d’un impressionnant réseau de grottes et de nappes phréatiques souterraines. Dans les villes, les villages et les monastères de l’ordre Ophrys, d’ingénieux systèmes de canaux et de bassins d’épuration permettent d’acheminer cette précieuse eau qui reste consommable et fraîche, même issue des réservoirs, jusqu’au retour très attendu des précipitations.

     

    (crédit photo : Bernard Gagnon)

     

    L’usage du feu est strictement interdit à l’extérieur, la végétation jaunissant jusqu’à devenir craquante, le risque d’incendies s’en trouve dangereusement accru. Certains réservoirs placés en hauteur sur des arbres-montagne ou les flancs des monastères de l’ordre Ophrys sont réservés au combat d’éventuels feux dévastateurs, qui dans le passé marquèrent tragiquement l’histoire des Valokins.

    Pendant ce temps, loin au nord, leurs ennemis ancestraux font face à un hiver polaire. Les Thars affrontent chaque année des températures négatives sur l’ensemble de leur territoire, des chutes de neige abondantes et des tempêtes balayant l’immense nation nordique avec violence.

    Pour les habitants du Calsynn, c’est la période où la chance de voir tomber la pluie est envisageable. Les nuits sont froides, le gel n’est pas rare dans le désert, mais le soleil s’avère également plus supportable.

    C’est en Nemosia que l’hiver est sans doute le moins rude. La baisse sensible des températures y apporte une certaine fraîcheur, avec parfois des chutes de neige sur les plus hautes montagnes. D’autres articles reviendront sur les climats de ces pays.

    À la fin de la saison ardente, les forêts valokines sont méconnaissables tant les végétaux sont secs, jaunes voire bruns. Sous les pieds, les tapis de feuilles mortes font un bruit de papier froissé. On ne perçoit même plus l’odeur de l’humus dans la forêt.

    Les cours d’eau font pâle figure, certaines sources sont taries. Tout comme la végétation sauvage, les champs ressemés par les cultivateurs attendent désespérément le retour des pluies pour verdir à nouveau.

    Puis un jour les nuages s’amoncellent et enfin, l’eau revient comme une bénédiction du ciel.

     

     

    La saison ardente quitte la Valoki comme elle s’y installe, progressivement. Une averse par-ci, un orage par-là, avant les véritables pluies diluviennes coutumières des tropiques. Il existe aussi une saison des cyclones (contre lesquels les constructions de terre maçonnée des terims offrent des abris solides).

    Mais en attendant pour les Valokins, le retour des pluies représente une période de festivités dont l’apogée est marquée par le retour des aporims migratrices.

    Comme répondant à un puissant appel collectif, toutes les colonies des butineuses rejoignent la Valoki au même moment. Des milliers d’insectes volants noircissent le ciel avant de retrouver leurs ruches respectives dans les troncs des luvalianes.

    Chaque Valokin sait alors que la saison ardente et bel et bien terminée. Les précieuses productrices de miel vont à nouveau accompagner les humains de leur présence bienveillante, remplir de vie les champs et les forêts. Les vallées tropicales vont encore regorger d’eau, de verdure, de fleurs et de fruits, comme si la nature n’était qu’abondance.

    Jusqu’à l’année prochaine.

    À l’époque de Naëlis et Elorine, des changements climatiques se font sentir dans tout l’hémisphère. La saison ardente tarde à venir chaque année en Valoki, mais elle s’avère aussi de plus en plus longue. Partout les saisons sont perturbées.

    Changements naturels ou conséquences des activités humaines ? Quoi qu’il en soit, les signes convergent pour annoncer des transformations sans précédent, du jamais vu pour les humains qui peuplent ce monde. Les acquis des anciennes générations deviennent instables et personne ne sait vraiment jusqu’où cela peut aller.

    Comme le souligne un dicton valokin, « tant que les aporims reviennent, ça pourrait être pire. »

     

     



     


  • Chiaroscuro – Le destin des Maranteo

    Salutation !

    En ce moment se déroule une nouvelle campagne de financement sur Ulule, pour la sortie du deuxième ouvrage du jeu de rôles Chiaroscuro. Un supplément du livre de base paru début 2016.

    Cette campagne a très bien commencé, nous avons déjà atteint le premier palier ! Au moment où  j’écris ces lignes cette publication est déjà assurée pour début 2017 ! Un grand merci aux participants.

    Je suis un peu à la bourre pour en parler mais les prochains paliers peuvent être atteints, il reste 15 jours avant la fin de la campagne. La carte de la capitale en poster au format A3, une couverture rigide pour le livre et réservée aux contributeurs, ça peut être intéressant.

    Comme pour le premier livre de Chiaroscuro, on peut contribuer à partir de 5 euros.

    Si vous avez envie de participer ou d’aller voir par curiosité, c’est là :

    soutien Ulule

    Dans Imperium, le livre de base, les lecteurs ont fait la connaissance de la famille Maranteo à travers le scénario « Une heureuse occasion ».

    Le Destin des Maranteo est un ouvrage entièrement dédié aux péripéties traversées par les héritiers de cette famille, incarnés par les joueurs. Cette histoire fait directement suite au scénario Une heureuse occasion, et les protagonistes vont très vite se retrouver plongés dans de nouveaux défis.

    Mais on peut aussi commencer cette campagne sans avoir joué le scénario précédent.

    Si vous n’êtes pas familier du jargon rôliste, une campagne c’est un très gros scénario, ou plusieurs qui se succèdent sur un même thème. Le meneur de jeu et ses joueurs s’embarquent pour une histoire plus conséquente que lors d’un scénario classique.

    Une campagne de jdr ne se termine pas en une ou deux séances, elle peut s’étaler sur des mois. Avec le temps, les joueurs y développent souvent des liens forts avec leur personnage.

    C’est amusant dans ce cas, le double sens du mot : une campagne de financement pour publier une campagne de jeu de rôles. Pour le financement le mot correspond plutôt à une campagne publicitaire, tandis que dans le jeu, le mot campagne est plus proche de son sens d’épopée ou de conquête.

     

    epee_maranteo(L’épée enchantée des Maranteo, portée uniquement par le chef de famille)

     

    Côté coulisses, le Destin des Maranteo a été créé par la même équipe que pour Imperium. Aldo Pappacoda, Olivier Sanfilippo, Maeva Wery, Yohan Vasse et moi-même.

    Nous sommes toujours édités par nos copains et associés Les Vagabonds du Rêve.

    Le livre fait 112 pages en couleurs, avec une couverture souple, des nouvelles illustrations, des décors, des plans, des cartes, des portraits… une nouvelle d’ambiance, et bien sûr tous les textes qui vont permettre au meneur de faire vivre cette histoire à ses joueurs.

    Vous trouverez des infos complémentaires sur la page Ulule, et si vous avez des questions les commentaires sont à votre disposition.

    Merci beaucoup si vous contribuez à cette campagne et/ou en parlez autour de vous.

     

     

    Pour ma part, je vais reprendre tranquillement la publication de textes ici. Ce blog manque un peu de vie en ce moment. Il faut parfois mettre son énergie dans d’autres activités, et j’avais aussi besoin de recharger mes batteries créatives, si l’on peut dire.

    Je n’ai toujours aucune nouvelle de mon roman depuis la dernière fois que j’évoquais son parcours chez les éditeurs. Bien sûr, ce sera ici le premier endroit où les nouvelles seront communiquées, bonnes ou mauvaises. J’attends encore des réponses.

    Bientôt de nouveaux textes pour Entom Boötis donc, et comme d’habitude ils seront publiés certains mercredis en fin de journée. Je poste cet article un autre jour, une fois n’est pas coutume, la campagne de financement va vite passer…

    Je vous laisse avec une autre de mes illustrations que vous pourrez retrouver dans Le Destin des Maranteo. Si vous souhaitez voir d’autres aperçus de ce supplément, je vous invite à visiter les sites des membres de l’équipe (plus haut dans cet article), vous verrez de belles choses.

    À bientôt.

    scene_maritime

     



     


  • L’arbre de l’indépendance

     

    zibril

     

    C’est en l’année 415 du calendrier colonial que la Nemosia gagna son indépendance.

    La Guerre des Menteurs venait de s’achever et l’immense nation tropicale de Valoki n’avait jamais été aussi affaiblie au cours de son histoire. Sous la domination d’un tyran nommé Torian Pascor, les Thars avaient manœuvré pour faire croire à une guerre civile qu’ils avaient eux-mêmes orchestrée parmi les Valokins, tout en réfutant publiquement les accusations pourtant justifiées des matriarches de l’ordre Ophrys.

    Chacune des deux nations ennemies accusait l’autre de mensonges éhontés, et ainsi, il fut commode pour les historiens des deux camps de nommer ce conflit la Guerre des Menteurs.

     

    Mais la Valoki avait subi des attentats, des sabotages et des assassinats pendant tellement longtemps que son peuple avait basculé pour de bon dans des conflits internes. Avant que les réseaux d’espions nordiques ne soient démasqués, infiltrés puis éliminés, les machinations de Torian Pascor s’étaient avérées efficaces. Les Valokins étaient plus divisés que jamais.

    Certaines femmes accusaient les hommes, tandis que les vieux soupçonnaient les jeunes et inversement, puis ce fut le tour des voisins, des marginaux, des origines ethniques minoritaires… toute forme de différence pouvait attiser la suspicion. Même les cinq provinces valokines s’étaient replié les unes sur les autres, surveillant leurs frontières dans la méfiance la plus complète.

     

     

    À cette époque, les deux provinces valokines les plus au nord étaient appelées Kewana (à l’est) et Pomguay (à l’ouest). Dans la province de Kewana se trouvait la plus ancienne grande ville de la ceinture tropicale, Akoumbé, où les Sœurs Ophrys avaient érigé un grand monastère avec l’aide de leurs alliés insectes, les terims bâtisseurs.

    La famille Habako s’était distinguée depuis longtemps par le nombre de personnalités publiques qu’elle avait engendrées. Bahiya Habako faisait partie des plus éminentes Veneris Matria à cette époque, dans cette province.

    Avant que la Guerre des Menteurs n’arrive à son terme, les dirigeantes de ce monastère avaient malheureusement accusé leurs consœurs de la province de Leda, la capitale, d’être indirectement responsables des vagues de terreur qui balayaient tout le pays depuis plus de vingt ans.

    Bahiya était très influente parmi les Sœurs de Kewana. Elle était également la tante de Demba Habako, un jeune homme farouche qui s’était illustré en remportant des combats sanglants à la frontière avec le Calsynn. Disposant d’une carrure imposante et d’un charisme indéniable, Demba était très populaire.
     
    Malgré la défaite de Torian Pascor et ses agents, leurs manigances avaient porté leurs fruits et la Valoki s’en retrouvait affaiblie, déchirée. Lorsque la paix revint avec la mise au jour des origines nordiques de la Guerre des Menteurs, les Veneris résidant à Akoumbé refusèrent cette version pourtant vraie, et se retournèrent contre l’ordre Ophrys.

    Sous l’impulsion de la famille Habako, profitant de l’influence de la vénérable Bahiya parmi les Sœurs et de celle de son neveu Demba sur la population civile, un soulèvement populaire fut organisé pour soutenir les moniales locales contre celles des autres provinces.

    Les Sœurs qui n’approuvaient pas leur décision quittèrent les provinces du Kewana et du Pomguay pour rejoindre la majorité des moniales, réparties dans les provinces restées fidèles à la Valoki.

    La branche locale de l’ordre s’effondra en fusionnant avec la nouvelle monarchie que la famille Habako mit en place.
     

     

    Bahiya resta dans l’ombre du trône où elle avait placé son neveu. Le monastère de l’ordre Ophrys devint le palais royal au cœur de la capitale.

    Dès le début de leur règne, ils placèrent la neutralité entre le Nord et le Sud comme un de leurs principes les plus chers, ainsi que la parité réelle entre les deux sexes.

    Demba Habako courtisa une épouse parmi les familles de notables, ils se marièrent et elle obtint le titre de reine, bien que disposant de pouvoirs moindres que l’héritier Habako. Pendant les deux siècles qui se sont écoulés depuis leur indépendance, les Nemosians ont toujours respecté cette coutume. Les hommes et les femmes ont exactement les mêmes droits, et le couple de souverains partage le pouvoir, bien que le dernier mot revienne toujours à celui ou celle qui possède son titre par la naissance.

    C’est ainsi que cette famille prit la tête de la Nemosia. La Valoki n’avait jamais fondé sa politique sur la conquête de territoires par la force, et le pays était alors tellement affaibli par une génération entière de terrorisme… l’indépendance nemosiane ne fut jamais plus remise en cause.

    Par la suite, l’influence des nordiques poussa la famille Habako à mettre en place une monarchie parlementaire, où le peuple des huit régions pouvait élire son préfet, ainsi que les différents édiles à la tête de chaque ville ou village. Ainsi furent préservées la plupart des particularités culturelles locales, bien que les grandes décisions affectant tout le pays fussent toujours prises par la famille régnante à Akoumbé.
     

    drapeau-nemosian

     

    Outre les hauts-plateaux marquant la frontière avec la Valoki au sud, la présence du Nemos, le plus grand fleuve de la planète, ou encore celle de la Mer Orange, il existe en Nemosia un autre lieu très particulier.

    Aux sources du Nemos se dresse une immense forêt unique sur ce monde, appelée la Forêt de Zibril car uniquement composée par cette espèce d’arbre-montagne endémique. Certains se demandent même s’il ne s’agirait pas d’une seule et même souche monstrueuse qui couvrirait des milliers de kilomètres carrés, car chaque individu composant cette forêt possède le même patrimoine génétique que les autres.

    Les zibrils  sont gigantesques et vivent des dizaines de milliers d’années, à l’instar des autres arbres-montagne. Leur bois très sombre est strié de veines rougeâtres, tandis que leurs grandes feuilles dentelées prennent une teinte olive au-dessus et argent en-dessous. Les zibrils ne produisent pas vraiment de fruits mais directement des graines très petites en comparaison de la taille des arbres. Ces graines sont attachées en couples à des ailettes typiques que l’on voit tournoyer en étant transportées par le vent, juste avant la saison pluvieuse en été.

     

    Si la famille Habako choisit le fleuve Nemos comme point commun aux deux provinces pour baptiser la Nemosia, les dirigeants avisés surent aussi utiliser les symboles et les particularités locales pour marquer l’imaginaire de leur peuple. C’est depuis cette époque que l’emblème du pays est un arbre rouge sur fond vert, sous lequel passe une bande bleue symbolisant le fleuve titanesque.

    C’est ce même arbre qu’on retrouve gravé sur l’énorme émeraude enchâssée sur l’anneau sigillaire que porte le roi ou la reine de sang royal.

    La légende raconte que le roi Demba Habako décida de ne pas porter de couronne, pour ne pas trop se démarquer de son peuple. Une autre version prétend qu’il s’était bien fait forger une superbe couronne en or incrustée de joyaux, mais que cette dernière lui occasionnait d’épouvantables migraines et des démangeaisons.

    L’orfèvre qui réalisa le magnifique objet fut confondu et jeté en prison, mais l’on se rendit compte que l’alliage de la couronne était bel et bien noble, et ne contenait pas de nickel comme on s’y attendait. Le roi était victime d’une allergie rarissime à l’or pur. Ses successeurs préservèrent la tradition de ne porter que l’anneau sigillaire, depuis l’origine forgé en palladium.

     

     

    En devenant le premier roi de Nemosia, Demba Habako fit sculpter dans le cœur d’une énorme branche de zibril un trône de bois sombre parcouru de veines rouges. Depuis presque deux cents ans, le Fauteuil de Zibril accueille le roi ou la reine nemosiane né(e) Habako.

    L’aîné(e) de la famille reçoit le titre de monarque au décès du dirigeant précédent et doit choisir son conjoint (sa conjointe) parmi les familles les plus influentes à la cour. Seul le véritable dirigeant a le droit de s’asseoir sur le Fauteuil de Zibril, l’époux devant se contenter d’un fauteuil plus classique aux côtés du souverain en titre.

    Dans leur volonté de se démarquer des Valokins en affichant voire en exagérant leurs différences,  les Nemosians ne parvinrent pas non plus à imposer une identité forte vis-à-vis des autres peuples. En dehors de leur intransigeance concernant l’égalité des sexes qui a toujours fait défaut à leurs voisins, l’influence des Thars n’a cessé de croître au sein de la famille Habako.

    Mais après deux siècles de développement technologique tous azimuts, la Nemosia doit maintenant faire face à d’importants bouleversements environnementaux. L’effondrement des écosystèmes de la Mer Orange est sans doute la plus tristement spectaculaire de ces conséquences, mais les forêts primaires ne furent pas épargnées.
     

    Aujourd’hui, en ce début de septième siècle de la présence humaine sur Entom Boötis, la reine Seneli Habako dirige le pays depuis la capitale nemosiane. La légendaire Forêt de Zibril, pourtant épargnée par l’exploitation intensive directe, subit elle aussi les conséquences du développement industriel. Cette magnifique forêt géante symbolisant leur indépendance est désormais malade.

    Certains voient dans ce déclin le signe, ou même la preuve, qu’il est temps pour les Nemosians de s’affranchir de la domination nordique. Pour se libérer du matriarcat de Valoki, ils sont finalement tombés sous la coupe des Thars. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour réclamer qu’arrive le temps de la véritable indépendance. Sur les huit régions, trois sont désormais unies en s’opposant ouvertement à la politique de la famille royale.

    La fière splendeur de la Nemosia semble maintenant aussi malade que sa forêt millénaire. Le destin des Hommes est lié à celui de leur environnement, bien sûr.

    Comment pourrait-il en être autrement ?
     




  • Des démons plein la tête

     

    Ouest du Calsynn – Année 601

     

    Les pillards encerclaient une fois de plus la petite tribu avec leurs véhicules, attaquant comme une horde de démons. Les modestes agriculteurs nomades n’opposaient qu’une piètre résistance face aux buggies et motos hérissés de piques de ces brutes sanguinaires armées jusqu’aux dents.

    Aveuglés par les épais voiles de poussière soulevés dans le soleil levant, les modestes nomades ne tardèrent pas à jeter leurs armes en levant les mains au-dessus de leurs têtes en signe de reddition. La moitié des hommes armés de la petite tribu gisaient déjà à terre, blessés ou tués par les tirs des pillards.

    Le chef des cultivateurs se précipita au milieu de la place formée par les huttes sur le sable du désert, haranguant les assaillants en les suppliant de cesser les violences.

    — Prenez tout ce que vous voulez ! criait-il. Mais cessez le feu, par pitié !

    Les pillards se réunirent en cercle autour du chef éploré, sans arrêter de faire tournoyer leurs machines dans un vacarme assourdissant. Le chef de la petite tribu les implorait à genoux, les bras levés au ciel.

     

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    (Crédit photo : Brocken Inaglory)

     

    La plus grosse des voitures blindées stoppa devant lui dans un grand nuage de poussière. Les yeux brouillés par les larmes, il ne discernait qu’une masse sombre se découpant en contre-jour dans la lumière aveuglante du soleil.

    Il vit une silhouette féminine bondir sur le toit du véhicule et à l’instant où elle écarta les bras en poussant un cri, tous les autres pillards firent stopper leur machine. Un silence de mort s’abattit sur le campement nomade.

    — Tas de fainéants ! lança la femme d’une voix juvénile mais puissante. Vous ne produisez pas suffisamment de ressources, il va falloir faire des efforts.

    Les pillards aux dégaines apocalyptiques poussèrent des exclamations en exhibant leurs maigres prises. Ils étaient tellement nombreux que même en s’appropriant toutes les réserves de nourriture de la petite tribu, le butin leur semblait dérisoire.

    — Nous travaillons comme des bêtes de somme, nous ne pouvons pas faire mieux ! protesta le malheureux chef des cultivateurs semi-nomades.

    La jeune femme secoua la tête avec un rire moqueur, agitant sa crinière de dreadlocks cuivrée. Elle sauta subitement de son perchoir pour se planter devant le meneur des nomades, le poussa brutalement du bout du pied et il se retrouva étendu sur le dos.

    — Il faudrait peut-être un nouveau chef pour les motiver, insinua la combattante.

    Il fut frappé par la beauté sauvage de la jeune femme, la dureté de son regard. Elle décrocha un horrible fouet de sa ceinture et le déploya en le faisant claquer sur une roche. La lanière souple était constellée de pointes métalliques tranchantes.

    Le chef des cultivateurs resta interdit, clignant des yeux dans la lumière crue du soleil. Cette voix, cette jeune femme aussi belle que cruelle, se pouvait-il que…

    — Ta… Taya ? dit-il. C’est bien toi ?

    — Salut, papa. Tu vois, même en devenant le chef de ces paysans, tu n’as jamais été à la hauteur pour protéger ta famille.

    — Par tous les esprits du désert ! Mais qu’ont-ils fait de toi ?

    Il tenta de se redresser mais Taya fit tournoyer son fouet-barbelé au-dessus de sa tête et il n’osa plus bouger.

     

     

    Un cri déchirant fit tressaillir tout le monde tandis qu’une femme accourait vers eux, aussitôt immobilisée par deux guerriers du clan Morojir. La femme en pleurs hurlait le nom de Taya.

    — Votre fille est morte il y a bien longtemps, lança-t-elle assez fort pour que même sa mère l’entende. Maintenant, je fais partie des dominants. Et vous, vous n’êtes que nos esclaves !

    Les Morojir poussèrent des hurlements enthousiastes en brandissant leurs armes.

    — Ce n’est pas de la force de te comporter comme ces monstres ! lança son père. Les forts sont ceux qui ne vivent pas sur le dos des autres ! Vous n’êtes que des parasites, des démons !

    Et il se redressa pour cracher au visage de sa fille.

    Surprise un instant, Taya essuya le crachat avec sa main libre, et sortit de ses poches un inhalateur dans lequel elle aspira une grande bouffée. Ses pupilles se dilatèrent et ses yeux injectés de sang brillèrent d’une lueur mauvaise. Elle rangea l’objet alors que son beau visage se déformait en une horrible grimace de dégoût.

    Elle arma son bras droit, fit tournoyer son fouet monstrueux et l’abattit de toutes ses forces sur le crâne de son père. La lanière barbelée s’enroula en arrachant des lambeaux de chair et manqua d’arracher un œil au pauvre homme sidéré.

    Taya tira violemment sur son fouet, la tête pivota sur elle-même en produisant un immonde craquement, et le cadavre de son père s’affaissa sur le sable.

    Elle dégagea son arme d’un habile mouvement du poignet tandis que sa mère hurlait à s’en briser les cordes vocales, solidement immobilisée au sol par deux hommes.

    Taya fit amener l’ensemble de la petite tribu devant elle. Elle désigna tous ceux qui l’avaient connue pendant son enfance et ses hommes les massacrèrent. La pillarde participa elle-même au bain de sang.

    De sa famille biologique, elle ne laissa vivre personne, pas même les plus jeunes.

    Elle plaça la responsabilité de chef sur l’un des survivants, et lui donna des consignes strictes sur la quantité de nourriture que la tribu devait produire. Puis les Morojir s’en allèrent en laissant une fois de plus un spectacle de désolation derrière eux.

     

     

    Lorsque la troupe menée par Taya atteignit le quartier général des Morojir à Elgadir, Vanger et Orpheo venaient de terminer une discussion avec d’étranges visiteurs que la jeune guerrière voyait pour la première fois.

    Taya observa leurs uniformes aux motifs triangulaires et bicolores alors qu’ils remontaient dans leur superbe vaisseau volant, emportant avec eux des paquets soigneusement emballés.

    Tous étaient des hommes, grands et corpulents en comparaison des Calsy habitués à une vie des plus austères. Les plus lourdement armés portaient des tenues noires et rouges, ils encadraient un homme habillé de noir et gris et deux autres en noir et vert.

    Cela faisait des années que des nordiques n’étaient pas venus traiter directement avec Vanger le Déchireur.

    L’appareil ultramoderne des Thars décolla dans un souffle et disparut rapidement dans le ciel céruléen, laissant sur le sable un tas de matériel que certains hommes commençaient à transporter vers les réserves, sous la surveillance de Vanger.

    — Et voilà enfin Taya ! s’exclama le colosse, assis sous un auvent à l’abri du soleil de plomb.

    Vêtu d’une ample tunique rouge, le chef des Morojir avait une apparence massive et volontairement repoussante. Sa carrure monstrueuse était accentuée par une musculature hypertrophiée, bourrée de drogues et d’hormones de synthèse.

    Chaque centimètre de son corps de bodybuilder était tatoué ou scarifié, jusqu’à la peau lisse de son crâne sous laquelle était greffée une plaque de métal ne laissant dépasser que des pointes.

    Brillants d’une lueur démente dans son visage patibulaire, tatoué et scarifié, les yeux de Vanger étaient rouges comme le sang. Ses dents limées en pointes et couronnées de métal lui valaient son surnom de Déchireur. Il avait la sinistre habitude d’achever ses proies en leur arrachant la langue ou la gorge avec ses mâchoires.

     

    meth-demon
    (Meth Demon. Illustration : Don Hankins)

     

    — L’expédition s’est bien passée ? demanda le grand Orpheo à la peau sombre, debout à ses côtés.

    — Impeccable, affirma Taya sans un regard pour son amant occasionnel. J’ai dû leur désigner un nouveau chef et faire un peu de nettoyage dans leurs rangs, mais comme ils sont moins nombreux, il leur reste un peu de nourriture.

    — Ils avaient de la résine bleue ? demanda Vanger avec intérêt.

    Taya fit non de la tête et son chef acquiesça d’un air satisfait avant de s’injecter sa drogue préférée dans une cuisse, puis il se redressa de toute sa hauteur.

    — C’est bien ce que je pensais. Les nordiques sont prêts à nous échanger à nouveau des armes et des véhicules, mais ils s’intéressent maintenant à cette résine que fabriquent certaines tribus du désert. Très peu de gens connaissent cette recette, il nous la faut.

    — Tout ce matos contre de la résine ! s’esclaffa Taya. Ça fait des siècles que les Calsy se soignent avec ça, les nordiques sont stupides…

    Vanger dévoila ses crocs de métal dans un sourire moqueur.

    — T’y comprends rien, merdeuse. Leurs scientifiques ont trouvé de nouvelles vertus à cette pâte bleue, un vrai élixir de jouvence qu’ils disent. Si nous obtenons le monopole sur la résine, ils nous fournirons de quoi mettre tout le Calsynn à nos pieds. Tu piges ?

    — Ouais c’est bon, fit Taya. T’inquiète, je la trouverai cette recette… mais pas maintenant. J’suis vannée.

    Elle partit s’isoler dans ses quartiers, après avoir repoussé brutalement les avances d’Orpheo qui la trouvait sexy quand elle rentrait d’un pillage, couverte de sang, de poussière et de sueur.

    Le chef et son fidèle lieutenant allèrent s’adonner à quelques jeux pervers pour fêter leurs nouvelles acquisitions.

    Une fois seule Taya s’enferma à double tour, balança ses affaires sur le sol et se laissa glisser contre un mur. Alors seulement, elle laissa s’exprimer l’infime parcelle d’humanité qui subsistait en elle. Ses larmes coulèrent pendant de longues minutes avant que ses démons ne reprennent le dessus.

    Taya se mit à rire. C’était fait. Toute trace de son passé était détruite, tous les témoins de ce qu’elle aurait pu être étaient réduits au silence. Très peu de personnes pouvaient encore se vanter de l’avoir connue avant qu’elle devienne… ça.

    Elle fouilla d’une main tremblante dans le coffret où elle rangeait sa réserve de drogues. Contrairement à Vanger et Orpheo, elle répugnait à s’injecter les produits avec des seringues. L’inhalateur lui semblait moins crade. Taya s’envoya une dose massive de méthamphétamines avant de sortir dans le soleil couchant.

    Envahie par une montée d’euphorie sauvage, elle s’élança dans les ruelles sombres de la cité du désert, en quête de victimes pour assouvir ses pulsions vengeresses de sexe et de sang.

    Emportée par une spirale vicieuse, elle était bien décidée à tout faire pour oublier qu’un autre chemin était possible. Et dans sa fuite éperdue d’elle-même, Taya Morojir ne cessa de s’enfoncer dans la noirceur la plus perverse.

     

     



     


  • Notre première rencontre

     

    « C’est Bakir Meyo, bonjour. Je vous ai laissés la dernière fois sur le seuil d’un appartement dont on venait de m’ouvrir la porte. Je me retrouvais face à une jeune femme dont le regard brun était empreint de douceur. C’était notre première rencontre.

    Elle m’invita à entrer en refermant aussitôt derrière moi. Elle me frôla et j’appréciai furtivement le léger parfum qui l’entourait.

    — Melina, se présenta-t-elle. Vous êtes Bakir ?

    J’acquiesçais d’un hochement de tête, perturbé. Elle était jolie. Pas comme ces filles qu’on voit dans les publicités, refaites des pieds à la tête, maquillées et présentées sur des images copieusement retouchées. Juste jolie, avec des petits défauts plutôt charmants. Des cheveux noirs et lisses, attachés, une peau mate et des yeux presque noirs.

    Elle faisait partie de ces Nemosians habitant traditionnellement l’ouest de la Nemosia, ceux qui avaient la peau cuivrée plutôt que noire ou rouge, et que l’on pouvait confondre avec des Calsy. Nous nous ressemblions un peu, si ce n’est que dans ma famille nous avons toujours eu les cheveux bouclés, voire crépus.

    — Qui c’est ? demanda une voix masculine depuis le fond de l’appartement miteux.

    Je réalisais alors que nous étions en train de nous dévisager sans rien dire depuis quelques secondes.

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    — C’est le nouveau, répondit-elle à voix haute. Puis elle ajouta tout bas, sans me quitter des yeux : nous nous sommes déjà rencontrés ?

    — J’ai la même impression, dis-je. Mais je ne crois pas… je m’en souviendrais.

    Elle me sourit en faisant signe de la suivre et j’obtempérais, comme sur un petit nuage. J’étais tendu en me présentant à cette adresse, ce regard et ce sourire me firent l’effet d’un baume. L’appartement était pratiquement vide, ce n’était pas leur lieu de vie habituel.

    Elle me conduisit dans une grande pièce où étaient attablés deux hommes, Nemosians eux aussi. J’arrivais dans la pièce avec le cœur léger, mais les regards de ces deux types me plombèrent le moral.

    L’un des deux ressemblait à Melina, je pensais aussitôt à un grand frère. Il tapotait nerveusement sur la table avec le bout de ses doigts, et je vis à côté de cette main agitée un antique revolver à balles posé en évidence.

    L’autre homme devait avoir la quarantaine. C’était un métis représentant à lui seul les trois tendances morphologiques les plus répandues chez les Nemosians. Il était aussi le plus âgé et le plus corpulent de nous quatre.

    Il me fixait d’un regard où je ne lisais pas seulement de la méfiance, mais une absence totale de chaleur humaine. Je ne pus m’empêcher de penser aux yeux inexpressifs de certains insectes carnivores. Ses mains restaient dissimulées sous la table, mais je me doutais qu’elles tenaient au moins une autre arme braquée sur moi.

    Melina s’était discrètement éloignée de quelques pas avant de dire :

    — Bakir, voici mon frère Pablo et mon fiancé, Ousmane.

    — Salut, lança Pablo en me scrutant attentivement.

    — Sers-nous du muca, femme, ordonna Ousmane en désignant une chaise à mon intention.

    Melina nous servit pendant que je m’installais face aux deux hommes. Douche froide. La sensation agréable que je ressentais l’instant d’avant, seul avec elle, s’était envolée. Une boule d’angoisse me comprimait la poitrine.

    Tous mes sens étaient en alerte, et si vous avez lu mes textes précédents, vous savez de quel genre de personnes je me méfie le plus. Le regard de ce type ne me disait rien de bon. Et cette manière qu’il avait de lui parler à elle…

    — T’étais pote avec Relg ? fit-il de sa voix grave. C’est toi qui l’as fait disparaître ?

    — Oui, il est mort chez moi.

    — Tout s’est bien passé ? demanda Melina en finissant de remplir les tasses fumantes. Enfin, je veux dire…

    — On peut dire ça, rétorquais-je en repoussant les horribles images qui tentaient de s’imposer à ma mémoire. Ses os reposent au fond de la mer.

    — Désolée… dit-elle. Je crois qu’il nous avait parlé de toi.

    — Comme recrue potentielle, confirma Pablo devant mon regard étonné.

    Je sirotais la boisson chaude en silence, savourant son arôme corsé. En y réfléchissant, c’est vrai que Relg m’avait fait quelques sous-entendus, mais je n’en avais pas saisi la portée à ce moment. Il était en train de me recruter en douceur.

     

    main opaline

     

    — Tu bosses bien à l’usine hydroponique du quartier nord ? renchérit Ousmane.

    — Non, j’étais dans les élevages et les usines de conditionnement sur le port. Et maintenant je suis marin-pêcheur.

    Le grand métis se fendit d’un sourire de façade.

    — Je voulais juste vérifier. Pour le moment c’est très simple, tu n’auras de contact qu’avec nous trois. Tu viendras ici pour t’approvisionner en affiches.

    — Je vais coller des affiches, c’est tout ?

    — Pour commencer, oui. C’est dangereux figure-toi, il faut être discret et rapide. Toujours faire gaffe aux caméras et aux patrouilles de police. Si des civils cherchent à t’agresser ou te parlent mal, il faut fuir. Et ceux qui se montreront curieux ou intéressés, il faut essayer de les recruter prudemment. C’est un job très risqué.

    — Si tu as des talents de dessinateur ou d’écrivain, on cherche aussi des gens pour créer les affiches, ajouta Melina.

    — Il m’arrive d’écrire à mes heures perdues, confiais-je. Mais je n’ai jamais fait lire mes textes à personne.

    — Merveilleux, affirma-t-elle avec ce sourire qui me faisait fondre. Je suis dessinatrice, on pourrait bosser ensemble.

    — On a besoin de colleurs d’urgence, objecta Ousmane. Avec les derniers problèmes on a perdu trop de monde. Tu t’en sens capable ?

    J’hésitais un instant. Une partie de moi désirait rester près d’elle, ne doutant pas un instant que nous pouvions faire une bonne équipe. Mais une autre voix me chuchotait que ce serait choisir la facilité.

    Était-ce un autre test ? Je n’ai jamais aimé passer pour un lâche. Aucun doute que Pablo et Ousmane étaient des hommes d’action. Ma fierté de jeune Calsy me dictait de choisir le chemin le plus dangereux, et j’espérais sans doute déjà voir briller une lueur d’admiration dans les yeux de Melina.

    — Je vais commencer par coller des affiches et nous verrons, dis-je d’une voix plus assurée que je ne l’étais moi-même.

    Le sourire de Melina balaya mes derniers doutes. Elle me trouvait courageux et cela me donna justement du courage.

    — Tu sais te servir de ça ? questionna le frère de la belle en soulevant son flingue.

    — Non.

    Je baissais le regard, un peu honteux. Sur ce point, je n’étais sans doute pas à la hauteur. Mieux valait se montrer sincère, les risques étaient trop importants pour jouer les fiers-à-bras.

    Pablo me confia le revolver usé mais en parfait état de marche, d’après ses dires. Le vieux barillet était rempli de balles chemisées de cuivre et fendues. Le jeune homme m’en donna une pleine boîte supplémentaire.

     

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    Munitions expansives enrichies, m’avait-il expliqué. Les balles fendues s’ouvraient voire éclataient au contact de la cible, effectuant bien plus de dégâts qu’une balle ordinaire. À l’intérieur se trouvait une petite dose de mercure hautement toxique. Si l’impact ne vous tuait pas, l’empoisonnement finissait le travail.

    Un peu sale comme moyen de défense, mais nous pouvions nous retrouver face à des armures lourdes et des armes à énergie. Dérisoire en fait, le revolver. Il me donna également un silencieux à fixer sur le canon. J’espérais ne pas avoir à m’en servir.

    — Bien sûr, t’as pas intérêt à te faire gauler avec ça… précisa Ousmane. Et je te conseille de t’entraîner dans un coin tranquille, avec le silencieux. Je vois que t’as amené un sac, c’est bien.

    Le couple qui m’avait recruté et donné cette adresse m’avait dit de prendre un sac à dos vide, je comprenais maintenant pourquoi. Pablo alla chercher des paquets d’affiches sur une autre table et mon sac en fut bientôt rempli.

    Ils me donnèrent mes dernières instructions et un rendez-vous pour la semaine suivante. J’espérais profiter de quelques secondes avec Melina avant de partir, mais c’est son frère qui me raccompagna à la porte de l’appartement vétuste.

    Notre première rencontre me laissa en fait un goût amer.

     

     

    Et c’est ainsi que commencèrent vraiment mes activités pour la Main Opaline.

    Suivant les consignes de mes contacts, les premiers temps je me contentais d’afficher dans les ghettos réservés aux étrangers, bien moins surveillés que les quartiers des Thars.

    La journée je partais travailler en mer, et chaque soir je marchais deux ou trois heures dans la ville avec un paquet d’affiches dont le verso était autocollant uniquement sur le plastibéton et le métal.

    Je n’arrêtais pas de penser à elle. J’avais beau repousser l’idée d’interférer de quelque manière sur leur vie privée, sans cesse je revoyais en souvenir son regard, son sourire, et cela me procurait une sensation aussi agréable que douloureuse. Je ne la voyais que quelques minutes à chaque fin de semaine, et chaque fois je repartais le cœur tourmenté.

    Elle semblait vouer une certaine admiration à Ousmane, alors qu’il se montrait méprisant avec elle. Chaque rencontre me confirmait ma première impression. Je ne pouvais m’empêcher d’être en colère. Pourquoi fallait-il que cette fille qui respirait la gentillesse tombe amoureuse d’un type aussi froid et arrogant ?

    En fait on retrouve ce type de schéma très souvent. Trop souvent. Et je ne pouvais rien y faire… pas encore du moins. Mais à ce moment j’ignorais à quel point les choses allaient changer.

     

     

    Les semaines passèrent, l’été cédant la place à l’automne.

    Plutôt bon comme colleur d’affiches clandestin, je commençais à m’aventurer dans les quartiers nordiques bien plus dangereux. Les éclairages y fonctionnaient tous, ainsi que les nombreuses caméras de surveillance dont il fallait repérer les angles morts. Éviter les patrouilles de police. Pablo commença à m’accompagner, nous alternions pour faire le guet ou coller les affiches subversives.

    Un premier passage pour repérer les lieux. Le guetteur se postait, l’autre dissimulait son visage sous une capuche et un masque anti-pollution avant de placarder une affiche le plus discrètement possible. On changeait vite de rue pour recommencer.

    Bien des fois, cela se terminait par une course folle dans le dédale urbain. Nous étions jeunes, vifs, et en rôdant nos techniques, de plus en plus efficaces.

    Évidemment, nos affiches ne duraient jamais bien longtemps. Mais elles avaient souvent le temps d’interpeller quelques passants avant d’être arrachées.

    Je m’entendais bien avec Pablo, il ne tarda pas à me confier ses inquiétudes pour sa sœur. Il était conscient que Melina n’était pas heureuse avec Ousmane. Mais le grand métis étant le plus expérimenté et d’un naturel dominant, colérique, il s’imposait comme le chef. Aucun de nous trois n’était en mesure d’assumer ce rôle mieux que lui. Alors on la fermait.

    Je me raisonnais pour éviter de nourrir mes pensées concernant Melina. D’autres femmes m’attiraient, parfois plus belles, mais elle c’était différent.

    Ma tête et mon cœur n’étaient pas d’accord à ce moment, et je vivais la chose assez mal. Rien n’était gagné, et je m’étais même persuadé que mes espoirs étaient voués à l’échec.

    Mais l’avenir allait me prouver que cette fois, c’est mon cœur qui avait raison… »

     

    – Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°10 [journal illégal]

    Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 603 du calendrier planétaire.