• Malbouffe, drogues et médicaments

     

    « À nouveau blessé, j’étais obligé de rester au repos, le temps que mes côtes me fassent moins souffrir.

    Je ne sais pas si vous avez déjà eu une ou plusieurs côtes cassées, c’est vraiment très pénible. Ça fait mal quasiment tout le temps, avec la respiration. Même pas la peine d’envisager des efforts physiques quand la moindre toux, le moindre éternuement devient une torture. Même le rire devient un ennemi douloureux. La seule chose à faire est de rester au calme en attendant que les os se ressoudent. Et encore avais-je eu la chance qu’aucune côte brisée ne vienne perforer mes organes…

    Ah oui au fait, vous devez vous en douter, c’est Bakir Meyo. Comme je sais que vous lirez mes textes séparément, je préfère le préciser à chaque fois, mais il m’arrive d’oublier. Voilà qui est fait, autant pour moi.

    Mes anciennes fractures me faisaient encore mal, mais c’est surtout la côte cassée pour la deuxième fois qui me posait problème. Ce n’était pas nécessaire de refaire un séjour à l’hôpital pour cela, et d’ailleurs je n’en avais plus les moyens. Je suis donc retourné dans l’appartement que je partageais avec d’autres migrants. Je n’avais nulle part d’autre où aller. En plein hiver dans le Tharseim, dormir dans la rue équivaut à un suicide.

    J’ai bien failli m’y retrouver, à la rue, cet hiver-là.

    Un des autres migrants avec lesquels je vivais s’appelait Davut. Il venait du Calsynn tout comme moi, mais on ne s’entendait pas du tout. Quand j’étais sorti de l’hôpital il avait été le premier à se plaindre de mon inactivité passagère, c’est un peu à cause de lui que j’étais retourné au turbin alors que je n’étais pas encore bien remis.

    Malgré mon état il s’était montré sans aucune compassion, n’hésitant pas à monter nos colocataires contre moi. Je pense qu’en réalité il ne m’avait jamais apprécié, et ma situation difficile lui servait de prétexte.

    Notre petit groupe s’est divisé en deux, une partie se rangeait à l’avis de Davut et l’autre me soutenait. Pendant les deux semaines que demanda ma fracture pour me faire moins souffrir, l’ambiance n’a fait que se dégrader dans notre appartement misérable.

    J’en étais même arrivé à aller mendier dans les rues pour avoir quelque chose à partager avec les autres. Quelle honte. Jamais je ne m’étais contenté de tendre la main. Demander la charité, pour moi c’était humiliant.

    Il m’arrivait de regarder certains mendiants avec mépris. Je veux dire ceux qui n’étaient ni spécialement âgés, ni infirmes, ni malades. Certaines personnes n’ont pas vraiment d’autre possibilité, je peux le comprendre, mais pour d’autres il semblerait qu’il s’agisse d’un choix de vie. Et là, j’avoue que la mendicité me met en colère. Quand on est valide, on peut toujours faire autrement que compter sur la générosité de celles et ceux qui se donnent du mal. Je ne peux pas cautionner des gens qui exploitent la véritable misère pour servir d’excuse à leur fainéantise.

    Mais il ne faut pas juger trop vite. Dans la rue aussi, il y a des gens bien. Il y a de tout.

     

    homeless(domaine public)

     

    Autant vous dire que lorsque je n’étais moi-même plus bon qu’à tendre la main, ma fierté en a pris un sacré coup… à la fin de cette période pénible je me suis empressé de retrouver du travail. Et ainsi passa l’hiver, puis le printemps, alors que dans l’appartement où je vivais les relations ne faisaient que se détériorer dans notre petit groupe.

    Un jour au début de l’été, si l’on peut parler d’une saison estivale dans ce pays où le froid polaire cède la place à une fraîcheur humide, nous en sommes venus aux mains Davut et moi. Nous avons échangé quelques coups avant que les autres nous séparent.

    Je suis parti de cet appartement sans me retourner, avec à peine un au revoir à celles et ceux qui m’étaient restés sympathiques. J’avais fini par détester ce lieu au point de préférer tenter ma chance dans la rue, maintenant que l’hiver était passé.

    J’étais devenu un travailleur sans abri. J’allais trimer toute la journée, puis le soir je rejoignais d’autres miséreux dans des squats, des bâtiments désaffectés et abandonnés, où nous faisions brûler tout ce qui nous passait sous la main dans de grands bidons de ferraille pour s’offrir le luxe d’un peu de chaleur et de lumière.

    J’ai alors commencé à boire de l’alcool, à prendre des drogues. N’allez pas croire que c’est une spécificité des pauvres gens, certains nantis sont de véritables camés, voire des gros trafiquants. Mais il arrive aussi que des gens misérables en arrivent là pour trouver un peu d’argent, et surtout de quoi oublier leur vie sordide pendant quelques heures… Un des types avec lesquels je traînais était un petit revendeur, il partageait volontiers sa « conso » avec ses rares amis. Heureusement, il connaissait bien son affaire et nous évitait les produits les plus dangereux.

     

    cocaine(domaine public)

     

    Aujourd’hui, n’importe qui me prendrait pour un vénérable vieillard qui n’a jamais fait de bêtises de sa vie. Mais les gens âgés ont été jeunes aussi, et je n’étais pas le dernier à faire la fête quand j’en avais l’occasion.

    J’ai connu, pendant quelques mois, une période assez intense de drogues récréatives. J’étais sobre la journée pour aller au boulot, et le soir j’étais sur un autre monde… Que de fous rires quand j’y repense, c’était quand même une drôle de période. J’étais en train de tomber bien bas, mais ça n’a pas duré et je m’en suis finalement bien sorti.

    Vous ne pouvez pas imaginer le nombre incroyable de drogues qui existent dans le Tharseim. Beaucoup sont légales et on peut dire sans exagérer que tous les Thars, absolument tous, en consomment.

    Leur nourriture est déjà farcie d’additifs de synthèse, quand elle n’est pas entièrement artificielle, pour ceux qui n’ont pas les moyens de se payer des produits frais.

    Les nordiques aiment manger des préparations pâteuses, voire sous forme de liquides épais, des bouillies, ou des barres et des galettes qui donnent l’impression d’être solides mais fondent dans la bouche. Leurs dents doivent être aussi molles que leur alimentation, à force. Cette malbouffe censée constituer des repas complets ne contient que peu ou pas de produits frais.

    Les ingrédients sont tellement dénaturés que les industriels y ajoutent des vitamines de synthèse qui auraient dû s’y trouver au départ. Quand je vous dis que ce peuple marche sur la tête…

    Les Thars ne savent pas cuisiner. Tout est prêt à manger tel quel, précuit, prémâché. Seuls les gens aisés peuvent se payer de la viande fraîche, des fruits ou des légumes qu’ils font préparer par leurs domestiques ou versent dans des machines qui lavent, épluchent, découpent et font cuire. Des produits frais sont aussi importés depuis les tropiques, en particulier de Nemosia, mais il faut avoir les moyens de se les payer.

    Parmi les aliments de base originaires du Tharseim, on peut citer le belirave, un tubercule à chair blanche qui sert de féculent, frit ou bouilli. Les navils sont les gros fruits du navilier, que l’on ne récoltait normalement qu’à la fin de la belle saison, mais cet arbuste est désormais produit toute l’année dans de gigantesques serres.

    Ils mangent aussi toute sorte de viandes et de produits de la mer, mais leur nourriture est si fade qu’ils ont tendance à la rendre trop salée, trop grasse et sucrée, de sorte qu’il est difficile de reconnaître le goût de ce qu’on avale.

     

    On raconte que parmi les nombreux additifs présents dans leurs plats préparés, certains ont une influence directe sur le système hormonal et auraient tendance à rendre les gens plus dociles, envahis par une sorte de résignation mélancolique. Mais ils les rendent aussi complètement accros à certaines marques. Le consommateur devient esclave des produits dont il est dépendant, il les considère inégalables par leur goût et leur texture. Il ne peut plus s’en passer.

    Introduire des substances qui influencent l’état d’esprit par le biais de l’alimentation, c’est une idée qui montre bien la volonté retorse dont font preuve les dirigeants thars. Comme personne ne peut se passer de nourriture, cela constitue un outil d’asservissement de la population terriblement efficace.

     

    Beaucoup de gens sont en mauvaise santé dans le Tharseim.

    Pour pallier à leurs carences et leurs excès, ils consomment aussi des drogues légales que l’industrie pharmaceutique a le toupet d’appeler des « médicaments ». Pilules pour le tonus, compléments alimentaires, cachets pour dormir, pour se détendre, pour nettoyer l’organisme, pour bien rêver, bien digérer, pour avoir le sourire…

    Vous êtes triste ou en colère, déprimé(e) ? On vous prescrit des tas de produits qui ne résoudront jamais aucun problème, mais gomment simplement votre capacité de réaction. On vous endort à grands coups de substances chimiques pour que vous acceptiez gentiment des situations injustes sans broncher.

    Une fois que vous avez mis le doigt dans l’engrenage des antidépresseurs, calmants et autres anxiolytiques, votre organisme s’y habitue et vous ne pouvez plus vous en passer. Vous ne savez plus affronter vos problèmes sans ces béquilles qui vous embrouillent le cerveau.

    Le résultat, c’est une manne inépuisable de clients pour l’industrie médicale, des « junkies » créés par la société en toute légalité. Totalement dépendants des médicaments. Un taux de suicide horriblement élevé parmi celles et ceux qui tentent d’interrompre leur traitement pour sortir de ce cercle vicieux : mal-être – traitement – faux rétablissement – rechute – mal-être – traitement…

     

    medocs(crédit photo : e-Magine Art)

     

    Il y a aussi quantité de produits esthétiques, soins de peau, maquillages, produits amincissants, crèmes de jouvence illusoire qui contiennent parfois des produits très dangereux à long terme. Les femmes y sont particulièrement exposées dans leur recherche permanente de beauté et de jeunesse, conditionnées pour suivre un modèle esthétique fabriqué de toutes pièces, un « idéal féminin » qui les place constamment dans le mépris de soi et la culpabilité d’avoir des défauts naturels.

    Les contraceptifs qu’elles utilisent déséquilibrent aussi leur système hormonal et engendrent de graves problèmes de santé. Et je vous laisse imaginer ce qu’elles font subir à leur corps avec la chirurgie esthétique dont elles abusent…

    Les Tharses sont souvent très belles en apparence, mais elles tendent à toutes se ressembler en essayant d’atteindre des canons de beauté stéréotypés, identiques pour toutes. Malgré une façade extérieure très soignée, elles ne sont pas en meilleure santé que les hommes.

     

    Pour résumer, on peut dire que si les nordiques avaient une alimentation plus saine, ne se gavaient pas de mauvais produits et pratiquaient un peu plus d’activités physiques, une bonne partie de leurs problèmes de santé n’existeraient pas. Ces problèmes sont donc provoqués en toute connaissance de cause par les autorités. J’imagine qu’ils pensent ainsi résoudre insidieusement la surpopulation à laquelle ce pays doit faire face.

    La nourriture et la pollution créent des déséquilibres, les médicaments censés les corriger en créent d’autres et il existe toujours un traitement, puis un traitement du traitement, dans une spirale sans fin dont les bénéficiaires sont les fabricants et les vendeurs de ces produits qu’ils se gardent bien de consommer eux-mêmes.

    Fermons cette parenthèse.

     

    Dans mon texte précédent je vous avais parlé de Josh, le chauffeur qui m’avait sauvé la vie. Ce grand bonhomme rougeaud avait beau disposer d’une carrure impressionnante, il était en mauvaise santé lui aussi. D’autant qu’il s’adonnait un peu trop souvent à son activité favorite, consistant à vider un maximum de verres d’alcool fort en un minimum de temps. Même quand il conduisait pour son travail… cela ne l’empêchait pas d’être un homme généreux, honnête, qui écoutait les autres et tenait ses engagements. Un bourru au grand cœur.

    Je l’ai recroisé plusieurs fois dans les exploitations agricoles et les usines où je travaillais comme manutentionnaire, dans lesquelles il venait livrer ou emporter d’énormes chargements de marchandises avec son tout aussi énorme camion.

    À cette époque, j’avais moi aussi un problème d’alcool, et c’est autour de quelques bouteilles que nous avons commencé à prendre l’habitude de nous retrouver après nos journées de labeur, quand il était à Wudest.

    Il assistait à ma déchéance alors que j’étais sans toit, sombrant peu à peu dans la misère dans ce pays où je ne croyais trouver que des richesses, oubliant parfois de manger pour consommer des drogues sans lesquelles ma vie avait l’air encore plus triste.

    Il m’exhortait à me reprendre en main, tout en me saoulant copieusement avec une autre drogue légale et liquide qui abrutit bien plus notre cerveau que certains produits interdits. La consommation d’alcool est culturelle dans le Tharseim, encouragée dès l’adolescence. Encore une bonne idée des pouvoirs publics pour éviter que les gens ne réfléchissent « trop ».

     

    alcool(domaine public)

     

    Un jour lors de nos discussions, il m’apprit qu’il traversait une bonne partie du pays trois ou quatre fois par an, pour son travail, et me proposa de l’accompagner dans son camion.

    « Ça te changerait les idées Bakir, me dit-il. Le moins qu’on puisse dire c’est que Wudest ne te réussit pas… toi qui connais la mer, tu trouveras toujours du travail à Celtica. C’est notre capitale maritime. »

    Je lui avais déjà raconté une bonne partie de ma vie au cours de nos soirées arrosées, il savait que j’avais passé mes quinze premières années dans un village de pêcheurs. Josh avait raison, cette ville ne m’apportait plus rien et j’étais en train de sombrer. C’était une chance inespérée pour moi de pouvoir entreprendre un long voyage dans le Tharseim, sans passer par les transports aériens au prix exorbitant. À Wudest je n’allais manquer à personne.

    J’acceptais donc sa proposition et nous partîmes alors que l’été cédait la place aux prémices de la saison hivernale, quand les rares feuillages encore intacts du Tharseim commencent à roussir sous l’effet du froid et du jour qui se retire, pour laisser la place à des nuits de plus en plus longues. Nous sommes partis vers l’est et la Mer du Silence.

     

    Je viens de rire en relisant mon texte. Cela semble devenir mon habitude, je n’ai pas pu m’empêcher de faire des détours pour vous raconter ce que j’ai observé dans la société tharse. J’avais prévu de vous raconter mon voyage et mon arrivée à Celtica…

    Eh bien, ce sera pour la prochaine fois. »

     

    – Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°5 [journal illégal]

    Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 602 du calendrier planétaire.

     



     


  • Aporims et plantes mellifères

     

    Sur Entom Boötis, les aporims sont des insectes butineurs inspirés des abeilles terriennes.

    Il en existe plusieurs espèces, certaines vivant en colonies et d’autres solitaires. Nous allons nous pencher notamment sur les aporims présentes en Valoki, qui sont alliées avec les Sœurs Ophrys et produisent le miel si particulier qui est la source de leurs facultés psychiques.

    Comme tous les arthropodes de cette planète, les aporims sont gigantesques en comparaison des espèces que nous connaissons sur Terre. Les ouvrières valokines mesurent trois mètres de long, la reine cinq. Elles ressemblent beaucoup aux abeilles avec leur tête en forme de cœur, leurs ailes transparentes et la fourrure noire qui couvre leur corps, en particulier sur le thorax.

    Cette fourrure leur est utile en retenant le pollen des fleurs qu’elles visitent. Sur leurs pattes elles ont des appendices en forme de brosses, leur servant à rassembler le pollen en « pelotes » qu’elles transportent sur les crochets de leurs pattes arrière.

    Le pollen correspond aux gamètes mâles dans la fécondation des fleurs, et pour les aporims il constitue un élément de base pour nourrir leurs larves. Avec le nectar contenu dans les calices des fleurs, elles fabriquent le miel dont se nourrissent les butineuses adultes.

    Comme elles ne récoltent le nectar que d’une seule espèce végétale à la fois, elles facilitent ainsi la fécondation en déposant involontairement le pollen d’une fleur à l’autre. Les aporims et les plantes mellifères vivent en symbiose, dans une relation de bénéfices mutuels.

     

    Abeille_1(crédit photo : DoeLay)

     

    Bien qu’elles ressemblent beaucoup aux abeilles, les aporims ont avec elles quelques différences notables en dehors de leur taille :

      • Une forme générale plus élancée. Une ouvrière adulte peut tout de même transporter jusqu’à 80 kg de charge sur son dos ou accroché à ses pattes.
      • Des ailes transparentes d’une couleur bleue intense.
      • Leur corps sombre est décoré sur l’abdomen d’un dégradé de noir, violet, bleu, vert et or.
      • Elles possèdent un double système respiratoire. Sur Terre les insectes n’ont pas de poumons. Ils respirent grâce à des spiracles, des petits orifices répartis sur tout le corps et qui permettent d’amener l’air directement aux organes. Sur Entom, un système pulmonaire primitif permet de compléter les nombreux spiracles des arthropodes. On suppose que sans ce double système respiratoire et le taux d’oxygène assez élevé dans l’atmosphère, les animaux de cette planète n’auraient jamais pu atteindre de telles dimensions.
      • De fines couches de chitine cartilagineuse et des plaques plus solides forment une structure interne qui soutient et protège les organes, reliée elle-même à l’exosquelette (la carapace externe). Si les insectes géants n’avaient pas de « squelette », comme les petites espèces de la Terre, leurs organes ne pourraient supporter leur propre poids.
      • Un dard rétractile et venimeux, lisse et bien accroché à l’abdomen, utilisable sans danger pour l’insecte piqueur.

    Contrairement aux abeilles, les aporims ne meurent pas quand elles piquent un ennemi avec leur dard, elles peuvent s’en servir sans se sacrifier. En revanche, leur glande à venin est limitée et bien moins performante que celle des vespères carnivores.

    Provoquant une paralysie foudroyante puis une mort rapide sur la plupart des êtres vivants après une piqûre, ce venin possède de nombreuses vertus médicinales lorsqu’il est ingéré, appliqué sur la peau ou dilué et injecté à faible dose. Les Sœurs Ophrys l’utilisent pour soigner les inflammations des tendons et des articulations, certaines affections de la peau et les troubles nerveux.

    Une aporim peut piquer jusqu’à cinq fois par jour, et au-delà de cette limite, un dard sans venin de soixante centimètres reste dangereux.

     

    245215850_7072393bca(crédit photo : Peter Shanks)

     

    Les ruches

    Les aporims de Valoki construisent leur nid dans les troncs des luvalianes, des arbres-montagne typiques de la région, possédant une écorce grise et de grandes feuilles rondes de couleur bordeaux. Le tronc des luvalianes se creuse naturellement de nombreuses cavités incitant certains insectes à s’y installer.

    Elles utilisent des matériaux différents pour édifier les différentes parties de la structure à l’intérieur du tronc géant, fabriqués avec les mêmes éléments de base, purs ou mélangés en proportions différentes selon leur utilisation.

    La cire est secrétée directement par les aporims grâce à des glandes spéciales.

    La propolis est formée à partir de résines végétales, les ouvrières y ajoutent de faibles proportions de terre ou de bois malaxé pour fabriquer un mortier très résistant (on parle alors de géopropolis).

    Les rayons d’alvéoles hexagonales abritent les œufs, les larves et les nymphes, tandis que les réserves de nourriture (miel et pollen) sont stockées dans de grandes jarres ovoïdes construites également avec de la cire.

    En Valoki, les ruches des aporims ne se trouvent que dans les troncs des luvalianes. On les appelle parfois les « arbres à miel ».

     

    Les sens des aporims

    – La vue : comme beaucoup d’insectes, les aporims possèdent deux types d’yeux différents.

    Les yeux composés à facettes, un de chaque côté de la tête, leur servent à avoir une vision d’ensemble très performante.

    Trois petits ronds noirs ornent aussi leur front : des ocelles. Ils ne rendent pas vraiment une image mais leur servent à détecter les différences d’intensité lumineuse (très utiles pour se déplacer dans l’obscurité de la ruche).

    – L’ouïe : les insectes n’ont pas d’oreilles mais ils captent certaines vibrations avec leurs antennes (dans l’air) et leurs pattes (dans le sol).

    – L’odorat est également assuré par les antennes, capables d’analyser la signature chimique des plantes et des animaux.

    Les yeux et les antennes sont donc les principaux organes des sens chez les aporims. Les antennes servent également aux insectes sociaux les plus évolués pour échanger directement certaines informations entre eux. Depuis la découverte du Seid, grâce à l’amplification apportée par le miel ou l’Ambremiel, les Sœurs Ophrys sont capables d’échanger des informations avec ces espèces lorsque celles-ci placent les extrémités de leurs antennes sur leur front.

    Le sens de l’orientation des aporims est très développé. En général elles se repèrent avec la position du soleil, mais on pense qu’elles perçoivent aussi le champ électromagnétique de la planète car elles retrouvent toujours leur chemin, même quand le soleil est caché par les nuages.

     

    Honey bee (Apis melifera) portrait Scale : head width = 4 mm Technical settings : - Focus stack of 18 images - Micro-Nikkor AF 60mm f/2.8D at f/5.6 on bellow(Apis melifera, une abeille à miel domestique – crédit photo : Gilles San Martin)

     

    Les ennemis

    Ces paisibles insectes végétariens ont de nombreux prédateurs. Les arachnides occasionnent des pertes importantes sur les butineuses, en particulier ceux qui tissent des pièges aériens dans la végétation.

    On peut également citer les manticres (inspirées des mantes religieuses), terribles carnivores se postant parfois directement à la sortie des ruches pour attraper des ouvrières en vol avec leurs énormes pattes ravisseuses.

    Il n’est pas rare que d’autres insectes sociaux s’attaquent aux ruches des aporims. Les myrmes sont aussi friandes de viande que de miel, ainsi que les vespères.

    L’ennemi ultime des aporims est le vospâle, un superprédateur. Inspiré du frelon terrien, il n’a pourtant que peu de points communs avec lui. C’est un grand carnassier solitaire, entièrement blanc à part ses yeux et ses ailes rouge vif, mesurant entre cinq et six mètres de long. Extrêmement agressif et protégé par une épaisse carapace ne laissant que peu de chances aux dards des aporims, le vospâle n’hésite pas à entrer dans les ruches où il fait parfois des dégâts considérables, en dévorant indifféremment les larves, les œufs et les adultes.

    Il existe également des espèces d’acariens parasites qui s’accrochent sur les malheureux insectes infestés en se nourrissant de leur hémolymphe (leur sang).

    Et bien d’autres ennemis encore…

     

    La migration

    Les aporims valokines sont migratrices. Chaque année pendant la saison ardente, la sécheresse annuelle qui dure entre 3 et 4 mois, elles quittent leurs ruches pour se rendre dans le Kunvel.

    On ignore comment elles arrivent à survivre dans les jungles noires, mortelles pour les humains. Elles restent sans doute dans les hauteurs pour éviter les brumes empoisonnées. En tout cas, elles doivent y profiter du climat équatorial constamment humide pour trouver de quoi butiner pendant que la sécheresse sévit dans la Ceinture Tropicale. Chaque année au retour des pluies, les aporims reviennent en Valoki pour retrouver leur ruche.

     

    Les végétaux mellifères

    De nombreux végétaux produisent un nectar que les butineuses utilisent pour fabriquer le miel. Les luvalianes en font partie, ainsi que la plupart des autres arbres-montagne. Seul le daruba ne semble pas les intéresser parmi ces espèces gigantesques, il est d’ailleurs hautement toxique pour les humains.

    Elles butinent également le kalem, une plante ne dépassant pas les deux mètres de hauteur, dont les fleurs offrent de magnifiques dégradés de jaune, orange et rouge, évoquant des flammes. Le kalem envahit certaines clairières en formant de grands champs, et au début de la saison ardente, sa floraison spectaculaire semble embraser ces prairies où il pousse en abondance.

    Le jojuba est aussi une plante dont le nectar plaît aux insectes butineurs. Mais depuis quelques mois au début du roman, on trouve des insectes morts à proximité des plantations de jojuba. Les Sœurs Ophrys craignent que cette plante ne concentre la pollution atmosphérique et se transforme alors en véritable poison pour les aporims. Ce qui implique aussi que la pollution des autres nations commence à avoir des répercutions jusqu’en Valoki…

     

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    Il existe plusieurs espèces d’aporims dont certaines sont solitaires.

    En Nemosia, celles vivant en colonie sont plus petites que l’espèce valokine et de couleur brune. Elles ne sont pas migratrices et construisent leurs ruches dans des galeries naturelles creusées par l’eau dans les falaises des hauts-plateaux. Leur miel est de moins bonne qualité et ne possède que très peu de vertus liées au Seid.

    Dans le Tharseim, il existait une espèce semblable mais creusant leurs nids sous terre comme les myrmes et certains terims, produisant un miel inférieur essentiellement composé de miellat. Mais suite à l’exploitation intensive des ressources naturelles, cette espèce a malheureusement disparu, entrainant avec elle toutes les espèces végétales sauvages dont elle assurait la pollinisation.

     

    Xylocopa_cubaecola(une abeille charpentière – crédit photo : Lymantria)

     

    Sur Terre

    Il y a beaucoup d’espèces d’abeilles différentes. Celles qui m’ont inspiré les aporims sont appelées Apis Dorsata et Melipona.

    Les Dorsata sont actuellement la plus grande espèce d’abeilles terriennes. Elles vivent en Asie et possèdent la particularité de migrer en fonction des saisons, pouvant parfois monter très haut en altitude dans l’Himalaya pendant l’été.

    Les Melipones sont des petites abeilles sans dard vivant en Amérique du Sud. La forme et la structure des ruches des aporims sont directement inspirées de leurs constructions (bâties dans des troncs d’arbres, elles stockent le miel dans des cellules en forme d’œuf).

     

    L’utilisation abusive des produits chimiques et l’urbanisation excessive sont de véritables fléaux pour les insectes butineurs. C’est un vrai problème car ils sont indispensables au bon équilibre des écosystèmes et même de notre agriculture. Réussir à trouver un compromis entre notre développement technologique et la préservation de notre environnement, c’est un des défis les plus importants de notre époque.

    Sur Entom Boötis, une partie des connaissances héritées de la Terre ont été perdues et certains peuples reproduisent malheureusement les mêmes erreurs que notre civilisation.

     

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    abeille-tropicale(une abeille solitaire tropicale – domaine public)

     

    Une dernière chose avant de se quitter.

    Beaucoup de gens confondent encore les guêpes et les abeilles, et les tuent sans distinction à la moindre approche. En regardant les photos de cet article, je pense que vous pouvez aisément faire la différence.

    Les guêpes s’intéressent de près au sucre et à la viande. Elles se nourrissent de fruits principalement, et le résultat de leurs prédations sert en fait à nourrir leurs larves.

    Si elles viennent visiter votre table, c’est uniquement pour se nourrir et pas spécialement pour vous agresser. Un accident est toujours possible bien sûr, mais si vous n’êtes pas allergique, vous ne risquez pas grand-chose avec un seul individu. La plupart vont fuir les humains. Une guêpe pouvant piquer autant de fois qu’elle le souhaite, un nid trop proche d’une habitation peut évidemment poser des problèmes.

     

    Yellow_jacket-wasp (une guêpe – crédit photo : Bombman356)
    Honey_bee(une abeille – crédit photo : Charlesjsharp)

     

    Les abeilles à miel sont velues, plus sombres et plus trapues que les guêpes. Elles se nourrissent exclusivement de nectar de fleurs et de miel. Contrairement aux guêpes, lorsqu’une abeille pique un humain, son dard reste coincé dans notre peau. En voulant se dégager, l’insecte arrache une partie de son abdomen et meurt. Pour une abeille, vous piquer signifie sacrifier sa vie.

    Il faut vraiment se trouver au mauvais endroit au mauvais moment pour risquer une piqûre de leur part, elles ne sacrifient leur existence que si elles estiment devoir défendre leur colonie, ou quand elles se sentent agressées.

    Si l’une d’elles vient vous déranger chez vous, il suffit de laisser la fenêtre ouverte et je peux vous assurer qu’elle repartira rapidement par où elle est entrée. Il est inutile et absurde de les tuer, il s’agit d’animaux paisibles. Nous n’aurions jamais pu les domestiquer si ce n’était pas le cas.

    Elles doivent déjà faire face à de nombreux prédateurs naturels, à notre pollution, aux pesticides mortels que certains agriculteurs répandent allègrement sur les cultures…

    Elles sont indispensables à la pollinisation de nombreux végétaux sauvages ou cultivés. Alors autant que possible, laissons vivre ces butineuses productrices de miel. Merci pour elles.

     



     


  • La Vallée des Mousses

     

    Au pied des hauts-plateaux qui marquent la frontière entre la Nemosia et la Valoki, il existe un lieu à part, une vaste cuvette marécageuse souvent envahie par la brume, entourée de forêts tropicales au sud et de falaises escarpées au nord. On appelle cet endroit la Vallée des Mousses.

    Elle abrite de nombreuses espèces de mousses, fougères arborescentes et champignons géants, ainsi qu’une faune adaptée aux milieux humides. Il existe bien sûr quantité d’autres lieux envahis par les mousses et les champignons, mais celui-ci possède la particularité d’abriter également une petite peuplade qui est toujours restée à l’écart des autres humains.

     

    vallee-des-mousses(crédit illustration : Torley)

     

    La seule agglomération de la Vallée des Mousses est un grand village nommé Rizom. Située tout au fond de la vallée, au pied des falaises nemosianes, cette bourgade se divise en deux parties distinctes.

    Dans le cirque de parois verticales est creusé tout un réseau de galeries et de grottes dans la roche, tandis qu’à l’extérieur s’étendent des constructions semblables à celles que l’on peut trouver partout ailleurs dans la Ceinture Tropicale : des huttes et des petites maisons de terre arrondies, parfois pointues et spiralées, mais ici recouvertes d’un tapis végétal de mousses.

    Ses habitants s’appelaient autrefois les Riziens, mais en raison de leur habileté à cultiver et utiliser les mousses qui poussent dans la région,  à l’époque du roman ils portent le nom de Mousserands.

    Seuls les véritables tisserands des mousses portaient ce nom à l’origine, puis il a fini par s’étendre à tous les habitants du village. Les mousses sont omniprésentes dans leur vie quotidienne. Ils consomment plus de cent trente espèces de mousses, s’habillent de mousses, dorment sur des lits de mousses, décorent leurs murs de tissages de plantes et façonnent même de superbes sculptures de végétaux vivants.

    Les Mousserands ont la peau pâle pour des habitants de la Ceinture Tropicale, ils sont généralement bruns et peu corpulents, voire maigres. Ils passent l’essentiel de leur temps à l’ombre, dans des cavernes ou des zones humides, cultivant des mousses et des champignons, pratiquant l’élevage d’animaux cavernicoles.

    Leur mode de vie austère ne les empêche pas d’être un peuple pacifique, ingénieux et raffiné, spécialisé dans toutes les utilisations possibles des champignons et des mousses végétales qui abondent dans leur secteur.

     

    mousses-foret(crédit photo : Philip Halling)

     

    Les Mousserands se réclament comme étant un peuple à part entière, ne souhaitant appartenir à aucune des deux nations dont ils occupent une frontière commune. Les Valokins et les Nemosians ont toujours respecté leur volonté d’indépendance mais de fait, personne ne se soucie vraiment de leur sort.

    C’est un peuple isolé vivant en complète autarcie, le commerce de leurs œuvres n’est dû qu’à de rares marchands étrangers suffisamment habiles pour faire des affaires avec eux. Les productions artisanales et artistiques typiques de ce village sont prisées dans les milieux aisés de la Ceinture Tropicale, et très chères.

    Ils entretiennent des relations distantes avec les autres communautés humaines, bien qu’ils soient restés proches des Valokins pendant très longtemps.

    À peine sept ans avant le début du roman, il existait encore un dispensaire des Sœurs Ophrys à Rizom. Mais par l’intermédiaire d’un certain Tiaz Modanio, un marchand nemosian réputé pour ne pas être embarrassé par les scrupules, ils ont commencé à accéder à certains objets technologiques provenant du Tharseim. Et à travers ces transactions ils ont été aussi touchés par la propagande anti-Valokins des nordiques.

    Les Mousserands sont pourtant réputés pour leur gentillesse, qui contraste fortement avec leur apparence primitive et surtout avec l’ambiance morne des marécages nauséabonds qui les entourent.

    Le village dispose encore d’un RIV (Relais des Insectes Voyageurs) pour accueillir les gens de passage avec leur monture. Malgré le développement récent de moyens de transport modernes en Nemosia, et l’utilisation de ballons dirigeables en Valoki depuis de nombreuses décennies, les voyages à dos d’insecte représentent encore le moyen de transport individuel le plus utilisé dans toute la Ceinture Tropicale.

    La plupart du temps, les insectes du RIV sont des odolules (cousins des libellules terriennes) réputées pour leur maniabilité, leur endurance et leur vitesse. Les montures du RIV se louent à la journée, passent la nuit dans un relais et sont dressées pour regagner toutes seules leur foyer lorsqu’on les libère au petit matin. Comme elles n’ont pas beaucoup de prédateurs et sont habituées à voler très haut, en général tout se passe bien.

    Ainsi, lorsqu’on ne veut pas voyager dans les transports aériens en commun, souvent lents et coûteux, ne desservant que les grandes villes, le plus simple est de passer par le RIV. Il faut être capable de diriger et s’occuper d’une odolule, il faut changer de monture chaque jour, mais les relais sont nombreux dans les deux grandes nations tropicales et il en existe même, plus rares, dans le Calsynn.

    Odolule(domaine public)

     

    Mais revenons à Rizom dans la Vallée des Mousses.

    Dans la partie troglodyte du village, hormis quelques habitations, les grottes les plus spacieuses sont réservées aux montures ainsi qu’à des élevages d’animaux cavernicoles.

    Parmi ces arthropodes élevés essentiellement pour leur viande, on trouve des copoces à la chair blanche, qui sont capables de se replier dans leur carapace conique s’ils se sentent en danger. Les copoces ne sont pas des insectes mais des crustacés terrestres (comme les cloportes sur Terre), ils possèdent quatorze pattes. Les Mousserands les élèvent pour leur viande et leurs œufs, en les nourrissant de végétaux.

    Il y a également des plismes à carapace grise, paisibles mangeurs de champignons et de moisissures, dont la chair ferme et parfumée évoque celle de la langouste.

    Des triules bien plus dangereux habitent aussi ces grottes, en captivité. Grands myriapodes au long corps triangulaire dont chaque angle est garni d’une rangée de pattes, leur permettant de se déplacer sur presque n’importe quelle surface en ayant toujours aux moins deux rangées de membres accrochées au sol ou au plafond.

    Les triules possèdent des piques venimeuses réparties sur tout leur corps de mille-pattes, dont les Mousserands extraient traditionnellement le poison pour enduire leurs armes blanches. Cette coutume tend évidemment à disparaître depuis l’arrivée d’armes fabriquées dans le Tharseim.

     

    Il y a bien sûr quantité d’animaux sauvages dans la Vallée des Mousses. On peut citer les drosines habitant les zones marécageuses (inspirés des sciarides, les mouches du terreau). Ces insectes volants se nourrissent principalement de végétaux en décomposition.

    Ils pondent dans le sol, avec une nette prédilection pour la terre fraîchement retournée par un insecte fouisseur ou l’agriculture humaine. Leurs larves dévorent les racines des plantes et font des ravages dans les champs. Les Mousserands appréciant leur viande, ils labourent certains secteurs sans rien y planter, pour en faire des zones d’élevage.

    Les cilides sont des insectes ailés des zones humides tropicales, vampires se nourrissant à l’origine exclusivement de l’hémolymphe (l’équivalent du sang) d’autres espèces d’insectes. Leur tête ne possède pas de mandibules mais une longue trompe rigide dont l’extrémité est pointue comme une grande aiguille. Ils apprécient particulièrement d’agresser les chenilles ou autres animaux sans armure, mais peuvent aussi enfoncer leur trompe entre les plaques des carapaces.

    Depuis l’arrivée des humains sur Entom, ils se sont adaptés à leur sang riche en fer constituant pour eux un mets de choix. La chair des humains est bien fragile face à leur trompe-aiguille et il n’est pas rare que ceux-ci succombent à la blessure avant d’être vidés de leur sang.

     

    Cilide(crédit photo : Alvesgaspar)

     

    Pour se protéger des prédateurs de la région, les Mousserands utilisent toutes sortes de techniques. Comme ils connaissent très bien leur environnement, de nombreuses préparations naturelles les aident à repousser les insectes géants.

    Ils s’enduisent parfois le corps d’écorces d’arbres réduites en poudre, de crèmes à base de sève, de feuilles ou de fleurs de certains végétaux. À intervalles réguliers partout dans leur village, des braséros consument nuit et jour des plantes dont la fumée incommode les arthropodes.

    Depuis quelques années, les habitants de Rizom utilisent eux aussi les diffuseurs de phéromones artificielles fabriqués dans le Nord pour repousser les animaux sauvages. Les braséros ne se sont pas éteints pour autant, sans doute encore utiles pour masquer les relents nauséabonds des marécages tout proches.

    Malgré leur intérêt récent pour la technologie, c’est un peuple fier de ses traditions et beaucoup de leurs habitudes sont restées inchangées depuis des siècles.

    Chez les Mousserands il n’y a pas de chef, mais un petit comité de sages élus par l’ensemble des adultes du village. Chaque mois, quand la grande lune bleutée nommée Enil est pleine, tout le village se réunit pour discuter des décisions à prendre. Ainsi, même si les sages ont souvent le dernier mot, toute la population est consultée pour chaque décision importante.

    Tous les ans, la place de sage peut d’ailleurs être remise en question par les villageois, s’ils sont mécontents de ceux qui sont censés les conseiller avec justesse et bienveillance.

    Hommes et femmes peuvent être élus comme sages quel que soit leur âge et leur rôle dans cette petite société, en fonction de leurs aptitudes réelles et non pas de leur statut social. Il n’y a aucun avantage particulier à en faire partie.

    Chez les Mousserands le pouvoir n’est pas un privilège, c’est un honneur mais avant tout une responsabilité.

     

    ♦♦♦

     

    Le voyage de Naëlis et Elorine les amenant à passer par la Vallée des Mousses, vous aurez l’occasion de découvrir cet endroit à travers leurs yeux, dans le roman.

     

    Pour finir, je souhaite partager avec vous cette réflexion d’un auteur de science-fiction que j’aime beaucoup :

    « Un humain sophistiqué peut devenir primitif. Cela signifie en réalité que l’existence humaine change. Les anciennes valeurs changent, sont reliées au paysage avec ses plantes et ses animaux.

    Cette forme de vie nouvelle exige une connaissance pratique de ce réseau complexe d’évènements simultanés que l’on désigne sous le nom de nature. Elle exige une dose de respect pour la puissance d’inertie de tels systèmes naturels. Lorsqu’un humain acquiert cette connaissance pratique et ce respect, c’est alors qu’on le dit « primitif ».

    Le contraire, bien sûr, est également vrai : le primitif peut devenir sophistiqué, mais non sans subir d’effroyables dommages psychiques. »

     

    Frank Herbert – Les Enfants de Dune, introduction chapitre 13 (Le Commentaire de Leto, d’après Harq al-Ada).

     



     


  • Anti-religion

     

    « Bonjour, c’est Bakir Meyo. Très heureux de vous retrouver. La dernière fois, je n’avais pas eu la place de vous dire ce que la jolie Iveta m’avait raconté sur son peuple…

    Malgré son modeste statut d’infirmière, je dois dire qu’elle m’avait impressionné par ses connaissances. Eh oui, la culture n’est pas réservée aux nantis qui peuvent se payer de longues études ! J’ai été agréablement surpris plus d’une fois, de constater l’érudition de certaines personnes qui se sont forgées toutes seules en allant chercher la connaissance par elles-mêmes. Alors que d’autres, sortant de grandes écoles, avaient la tête farcie d’idioties.

    Comme c’était la cause de mon hospitalisation, nous avions longuement parlé de l’athéisme des Thars, je dirais même de leur anti-religion.

    Pour comprendre leur état d’esprit à ce sujet, il faut remonter aux premiers temps de la colonisation, et même aux époques précédant l’arrivée de notre espèce sur cette planète.

    D’après ce que m’a appris Iveta, les religions avaient déjà engendré des conflits terribles sur la Terre. Une troisième guerre mondiale avait été évitée de justesse, autour de la domination d’une région du monde revendiquée comme berceau par les trois religions les plus influentes. Des religions sœurs et pourtant ennemies.

    (J’ignorais alors qu’il y avait eu deux guerres mondiales sur Terre ! Espérons que sur Entom nous ne connaîtrons jamais cela).

    RELIGIONS(crédit image : Kalki)

     

    Déjà, à l’époque où nos ancêtres décidèrent de tenter leur chance parmi les étoiles, la puissance des croyances religieuses battait de l’aile dans le cœur des hommes et des femmes de la Terre. Trop de haine cristallisée autour de croyances prônant soi-disant l’amour de son prochain. Trop d’intolérance, d’extrémisme, d’aveuglement fanatique.

    Trop de scandales mettant en cause la qualité morale de dirigeants religieux, qui au lieu d’incarner des exemples de vertu, se laissaient aller aux pire bassesses, se vautraient dans le vice et le luxe, corrompus par le pouvoir. Trop de faux sages, trop de mensonges.

    De plus en plus de gens se désintéressaient de ces dogmes rigides qui bafouaient leurs libertés, distillaient la peur, la haine et la culpabilité jusque dans leur vie privée, jusqu’à leur plus stricte intimité.

    Et puis déjà à l’époque, la science ne cessait de démontrer, preuve après preuve, que les affirmations des textes religieux n’étaient bien souvent que des mensonges éhontés, déformant la réalité historique à leur avantage.

    À vrai dire je n’en sais rien, je ne fais que répéter ce que l’on m’a raconté. Mais je veux bien croire ce point de vue qui me semble, même après toutes ces années, terriblement cohérent. Terriblement humain.

    Depuis toujours semble-t-il, celles et ceux qui détenaient une forme de pouvoir se sont considérés comme supérieurs aux masses populaires. Ils se sont pris pour des bergers menant un troupeau d’ignorants…

    Le berger est-il honnête avec ses animaux ? Non bien sûr. Il ne leur dit pas qu’il aiguise sa lame pour leur planter dans la gorge. Il ne leur dit pas qu’il les charge dans un véhicule pour les vendre au plus offrant. Et même s’il parlait la même langue que ses animaux, le ferait-il ?

    J’ai bien peur que non. C’est un rapport de domination, l’éleveur exploite son troupeau pour en tirer des bénéfices.

    Alors je vous le dis du fond du cœur, ne vous fiez jamais aux belles paroles de ceux qui vous exploitent. Ils feront toujours tout leur possible pour que vous serviez leurs intérêts.

    La manipulation de masse est une chose effrayante. Maintenez les gens dans l’ignorance et vous en ferez ce que vous voulez… Je ne serais pas du tout surpris que les religions n’aient été que des instruments utilisés pour servir ceux qui détenaient le pouvoir.

    Iveta aimait bien lire des histoires imaginaires. Elle disait avec beaucoup d’humour que pour elle, les livres prétendument sacrés n’avaient jamais été écrits par l’intermédiaire de divinités, mais bien par des gens comme vous et moi. Elle disait que les auteurs d’ouvrages religieux n’étaient que des écrivains de récits imaginaires qui se prenaient trop au sérieux… Qui sait ?

     

    Religion_is_rubbish(crédit image : Jsjsjs1111)

     

    Mais revenons sur notre bonne vieille Entom… Vous avez probablement entendu parler du vaisseau des origines, cet énorme engin spatial qui a permis à nos ancêtres d’arriver sur cette planète.

    D’après Iveta, il y avait encore des croyants à bord de cet appareil. Et malheureusement, comme souvent, une partie de ces personnes étaient des extrémistes voulant plier tous les autres à leurs convictions.

    Pratiquement arrivés au terme de leur interminable voyage dans l’espace, ces « fous de dieu », restant minoritaires et ne parvenant pas à convertir les autres passagers, auraient tenté de saboter le vaisseau des origines. Estimant que cette humanité ne méritait pas d’atteindre une nouvelle terre promise, les fanatiques manquèrent de faire exploser tout le vaisseau. Leur tentative fut déjouée in extremis et le ventre du navire spatial fut le théâtre d’affrontements d’une violence inouïe.

    Les survivants jetèrent les corps des fanatiques dans l’espace quelques temps avant d’atteindre l’atmosphère de la planète. Ils se jurèrent que plus jamais une croyance religieuse ne s’élèverait au rang d’une institution pouvant prétendre diriger la population.

    Quand ils fondèrent la Corporation Nordique (qui est encore la base de toute la philosophie tharse six siècles plus tard), ils allèrent même jusqu’à considérer que toute forme de croyance relevait du trouble psychologique. C’est malheureux de voir un extrémisme en chasser un autre, mais c’est ainsi que les choses se seraient déroulées.

    Et voilà comment un peuple ne se fiant plus qu’aux sciences s’est détourné complètement de la spiritualité, pour se plonger à corps perdu dans le matérialisme. Pour eux la vie n’est que le fruit du hasard, rien avant, rien après. Aucun besoin d’élévation spirituelle, un rejet total des choses invisibles non reconnues par la science. Je les plains.

    Pour ma part, j’ai gardé des traces encore vivaces des croyances qui ont bercé mon enfance. Dans le Calsynn il n’y a pas de religion officielle mais de très fortes convictions animistes. Les Calsy prient les esprits de la mer et du désert pour qu’ils les protègent, ils redoutent les âmes errantes qui n’ont pas trouvé le repos et tourmentent les vivants.

    Je crois bien qu’en Nemosia et en Valoki, la plupart des croyants sont aussi des animistes, bien qu’ils vénèrent des entités différentes des nôtres. Les Valokins vouent aussi un culte à leurs ancêtres, paraît-il.

    En se détournant des fondements de la Corporation Nordique, les autres peuples ont bien cherché à renouer un lien avec le spirituel. Mais nous sommes tous des descendants des premiers colons et certaines de leurs peurs sont restées ancrées en nous tous. À ma connaissance, aucune religion n’est jamais devenue une institution sur Entom Boötis. Même chez les mystiques Sœurs Ophrys, aucune croyance n’est imposée.

    Cela appartient au domaine personnel.

     

    Tout ça m’amène à m’interroger sur la nature même des croyances. De quoi s’agit-il au juste ? D’une intuition, d’une conviction personnelle apportant des réponses aux questions existentielles que l’humanité se pose sans doute depuis la nuit des temps ?

    Mais puisqu’on ne peut rien prouver, puisqu’il peut exister autant de croyances que d’individus, alors pourquoi élever certaines croyances au rang de dogmes ? Pourquoi les interdire ou au contraire les rendre obligatoires ?

    Par intérêt, évidemment. Apporter des réponses toutes faites à des gens qui ne réfléchissent pas par eux-mêmes, qui se contentent de ce qu’on leur raconte, pour les maintenir dans l’ignorance. Et ainsi, plus facilement les soumettre. C’est de la manipulation pure et dure. Je ne vois pas d’autre raison, quand on connaît un tant soit peu la nature humaine et en particulier les travers de ceux qui prétendent décider à la place des autres.

    Ne laissez jamais quelqu’un décider à votre place. Jamais.

    Suivez vos convictions, votre cœur, et laissez les autres suivre les leurs. Acceptez que vous n’êtes pas les détenteurs d’une vérité absolue, que les gens différents ne sont pas inférieurs à vous.

    S’il existe une vérité absolue, par nature elle nous dépasse, nous qui ne sommes que des êtres subjectifs et mortels. Nous en possédons peut-être tous des fragments de cette vérité, mais de grâce, commençons par accepter qu’elle nous échappe. Là, nous aurons fait un grand pas pour notre espèce, chers amis. C’est mon point de vue.

     

    No_Religion

     

    Mais assez philosophé pour aujourd’hui. Revenons-en à mon histoire, si vous le voulez bien…

    Après ma semaine d’hôpital, le cœur un peu lourd de ma séparation avec ma jolie infirmière, je me suis offert quelques jours de convalescence supplémentaires pour récupérer des forces. Nous étions au beau milieu de l’hiver. La médecine des Thars fait des merveilles mais j’étais faible et je souffrais encore de mes blessures quand j’ai dû reprendre le travail.

    Pour les migrants, il n’y a pas de compensation financière en cas de problème de santé. On a intérêt à pouvoir se payer des soins, et à vite reprendre le boulot. D’ailleurs cette semaine d’hospitalisation m’avait dépouillé de l’argent que j’avais mis de côté pour espérer me payer un logement bien à moi. Vous vous souvenez ? J’étais hébergé chez d’autres étrangers dans le ghetto, à douze dans un appartement… je me suis retrouvé rapidement dans le rôle de la bouche inutile qui vit sur le dos des autres. Trop peu pour moi.

    Je suis donc retourné dans les exploitations agricoles inhumaines où l’embauche d’étrangers-esclaves ne cessait jamais, tant les abandons de poste et les accidents de travail étaient chose courante. Je culpabilisais pour mes colocataires, mais avec le recul il m’apparaît comme une évidence que j’étais encore trop faible pour la reprise d’un travail aussi dur.

    J’avais mal attaché un chargement de paquets de matières premières, prêtes au voyage pour rejoindre les usines de transformation. La sangle a cédé et l’énorme tas de marchandises m’est tombé dessus.

    C’est le conducteur de l’engin de transport qui m’a sauvé la vie cette fois. Il m’a attrapé en se jetant sur moi et nous nous sommes étalés lourdement sur le sol. Il m’a aidé à me redresser en riant, c’était un Thars. Décidément, en moins de quinze jours, c’était la deuxième fois que je devais la vie sauve à un nordique. Comme quoi, tout arrive…

    Il était tellement grand et costaud qu’il m’avait recassé une côte en me tombant dessus, mais il m’avait sauvé d’un sort bien pire. Il s’appelait Josh Rollmann, modeste conducteur d’engins de la caste industrielle portant deux triangles verts sur sa combinaison de travail noire. C’est le premier Thars que j’ai rencontré dont je peux dire qu’il a été un véritable ami. Un chic type, vraiment.

    C’est grâce à lui que j’ai pu quitter la région de Wudest, quelques mois plus tard à la fin de cette année 532. Et plus précisément, au moment de l’équinoxe d’automne.

    Ah, mais je suis incorrigible. Mes collègues du journal vont encore me houspiller. J’arrive déjà au terme de la place qui m’a été donnée pour écrire ce texte, encore une fois… Eh bien, j’aurais au moins réussi à aborder cette anti-religion des Thars.

    La prochaine fois, je tenterai de rester plus concentré sur le récit de mes tribulations dans le Tharseim. Je vous raconterai comment Josh m’a aidé à quitter Wudest et à rejoindre Celtica, une autre mégapole au bord de la Mer du Silence, où j’ai rencontré celle qui allait devenir mon épouse.

    Je vous dis à bientôt et d’ici là, portez-vous bien. »

    – Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°4 [journal illégal]

    Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 602 du calendrier planétaire.

     



     


  • L’épreuve des Shaïli

     

    Valoki, province de Leda – Année 606.


     Le dirigeable tournait lentement au-dessus d’un samuca sous une pluie battante. À son bord, plusieurs Shaïli et Matria de l’ordre Ophrys observaient attentivement les alentours dans l’attente d’un mouvement dans les airs.

    L’arbre-montagne gigantesque avait une écorce bleutée, des feuilles ovales vert-de-gris. Les fruits que le samuca produisait à la fin de la saison ardente ressemblaient à des gros raisins jaunes de la taille de citrouilles. Leur chair et leur jus sucrés étaient souvent conseillés pendant les périodes de fatigue ou de convalescence, en raison de leur haute teneur en vitamines.

    Les graines torréfiées étaient utilisées comme élément de base d’une boisson chaude appelée muca. Ressemblant un peu au café, cette boisson très appréciée était souvent accommodée d’épices et de miel en Valoki.

    Mais ce jour-là, la saison sèche était bien loin et les Sœurs n’affrontaient pas le mauvais temps pour faire de la botanique. Matria Aemi s’inquiétait pour sa meilleure élève.

    — La pluie ne lui facilite pas la tâche, dit-elle en s’adressant à Matria Elorine. Ça fait un moment qu’elle a commencé à lancer des appels… Vous pensez qu’elle a des chances de réussir ?

    Le regard bleu clair d’Elorine exprima brièvement un léger agacement.

    — Je vous trouve bien trop attachée à son succès, si vous me permettez. Il s’agit de son épreuve et non de la vôtre. Son échec ne remettrait absolument pas en cause la qualité de votre enseignement.

    — C’est la première fois que je forme une Koré parvenant à réussir trois défis sur les quatre, c’est très excitant. Mais vous avez raison… comme toujours.

    — Il m’arrive de me tromper, rectifia Elorine, mais merci. Les averses compliquent le bon déroulement de son épreuve, en effet. Les vespères ne sortent pratiquement pas les jours de mauvais temps, votre élève risque de ne pas pouvoir accéder au nid. Et si elle y parvient, elle devra faire face à l’ensemble de la colonie. Mais les aléas du climat font partie intégrante de cet examen et…

    — Pardonnez-moi, Matria, l’interrompit une Ordoshaï. Toutes mes excuses. Je crois que c’est elle.

    Elle désignait une vespère s’élevant dans les airs avec une silhouette humaine sur son dos. L’insecte et la jeune femme en robe vert pâle montèrent doucement autour du samuca, alors que la pluie semblait se calmer. Elles parvinrent au niveau de l’énorme nid grisâtre accroché contre le tronc, et disparurent à l’intérieur.

    vespiary-

     

    Naëlis prit une autre cuillère de miel dans le pot qu’on lui avait confié pour cette partie de l’épreuve, avant de descendre de sa monture au milieu des gardiennes insectes. Mieux valait maintenir les effets du miel avant qu’ils ne s’estompent.

    Pour le moment, elle était acceptée.

    Tout en projetant des ondes apaisantes en continu, elle caressa un instant la tête de sa monture pour la remercier. Cette dernière avait réagi aux appels de son sifflet spécial alors qu’elle commençait à désespérer de pouvoir atteindre le nid. Elle avait dû se hisser par ses propres moyens sur une branche pour augmenter ses chances, et après d’interminables appels infructueux, cette vespère était enfin venue à sa rencontre malgré les averses qui alourdissaient ses ailes. L’insecte semblait apprécier cette marque de reconnaissance.

    Les parois du nid de cellulose évoquaient du papier mâché. Il s’agissait bien de fibres de bois que les ouvrières rognaient sur l’écorce des arbres et mélangeaient avec leur salive pour construire leur foyer.

    Des dizaines de vespères s’agitaient dans l’immense structure, toute la colonie restait à l’intérieur en attendant le retour du beau temps. Certaines s’approchèrent pour renifler l’humaine inconnue. Ressemblant à des guêpes géantes dont la carapace orange était parcourue de tigrures noires, ces insectes faisaient partie des prédateurs les plus redoutables en Valoki.

    La jeune femme respira profondément pour garder son calme et rester concentrée. À la moindre erreur, les prédateurs ailés risqueraient de se jeter sur elle et n’en feraient qu’une bouchée.

    Elle n’était encore qu’une Koré et ne portait pas de pierre d’Ambremiel. Pour amplifier ses facultés psychiques, seul le miel fabuleux des aporims lui permettait de se faire accepter dans le nid géant. Le miel offrait l’avantage d’ouvrir les perceptions des initiées au Seid, mais il produisait également un effet décontractant sur le corps et l’esprit. Un atout précieux pour faire face au stress.

    Naëlis observa la galerie d’accès qui s’enfonçait dans le nid grouillant d’insectes ailés. Des lumines avaient été installées à intervalles réguliers pour l’occasion. Mais elle savait qu’en parvenant à devenir une Shaïli, elle devrait ensuite affronter les ténèbres avec bien moins de lumière.

    Elle avança calmement au milieu des ouvrières armées de mandibules et d’un dard rétractile terriblement venimeux. Contrairement aux aporims butineuses, les vespères pouvaient piquer autant de fois qu’elles le voulaient et s’avéraient nettement plus agressives. Il était logique que la série de tests se termine par la visite d’un de leurs nids.

    Naëlis avait déjà brillamment réussi les trois autres épreuves. À moins que l’entretien final avec les Veneris ne se passe mal, elle était pratiquement sûre d’acquérir le titre de Shaïli et de pouvoir choisir entre trois spécialisations sur quatre. Même si elle ne souhaitait pas devenir une Ordoshaï, réussir auprès des vespères serait pour elle une immense fierté. Une réussite totale.

    Ici dans la structure de cellulose, il était inutile d’utiliser des crochets à cire comme dans les ruches des aporims. La construction des vespères était suffisamment irrégulière et couverte d’aspérités pour que ses mains et ses pieds trouvent de nombreuses prises. Elle commença à escalader la structure vers les étages supérieurs.

    Wasp-nest(crédit photo : Richerman)

     

    Il n’était pas facile de maintenir son bouclier émotionnel tout en fournissant des efforts physiques importants. Quand elle arriva au premier niveau, Naëlis prit conscience de sa fatigue un peu brusquement.

    Plusieurs vespères se précipitèrent vers elle comme si elle représentait une menace. Des mandibules claquèrent tout autour, elle dû se jeter sur le côté pour éviter un coup de dard qui manqua de l’empaler. Malgré l’essoufflement de l’escalade, elle mit toutes ses forces dans son halo psychique. Les grands prédateurs se calmèrent aussitôt.

    C’était moins une… se dit-elle. Quatrième jour d’examens, je commence vraiment à fatiguer.

    À travers le tissu, elle effleura le diffuseur de phéromones artificielles qu’elle portait dans une poche de sa robe. Si les choses tournaient vraiment mal, le cylindre métallique pourrait lui sauver la vie, mais aussi la disqualifier. Elle savait que plusieurs Sœurs Ordoshaï étaient discrètement postées dans des recoins sombres du nid géant, pouvant intervenir en cas de problème grave mais aussi rapporter le déroulement de l’épreuve, ses succès et ses erreurs.

    Je dois réussir.

    Naëlis prit encore un peu de miel, l’effet s’estompait si vite. Il lui tardait d’obtenir le titre de Shaïli pour accéder au pouvoir permanent conféré par l’Ambremiel. Tout serait alors beaucoup plus simple. Elle allait enfin s’élever au même rang que sa tendre amie Liselle. Un peu plus âgée, celle-ci portait déjà la robe bleue des Shaïli depuis près de trois ans.

    Allez courage. Encore quelques efforts…

    Des dizaines d’alvéoles tapissaient le rayon du premier niveau, abritant les œufs, les larves et les nymphes des vespères. Les ouvrières veillaient en permanence sur la progéniture de leur reine, les nettoyaient, leur apportaient de la nourriture, les aidaient à s’extraire de leur cellule au moment de leur transformation finale. Naëlis n’avait pas le temps de s’offrir un détour pour visiter les différents rayons.

    Tout en veillant à maintenir une intensité suffisante dans sa bulle de protection mentale, elle gravit encore un niveau, s’accrochant aux murs irréguliers, fibreux, marqués par les nombreux passages des Sœurs qui s’étaient succédé pour s’occuper de cette colonie. Et moins régulièrement, par les jeunes Koré adultes venues passer l’épreuve des Shaïli.

    Elle se plaqua contre une paroi pour laisser passer tout un groupe de vespères se dirigeant vers la sortie. L’agitation semblait reprendre dans le nid, la pluie avait sans doute cessé dehors. Les ouvrières reprenaient leurs activités à l’extérieur, cherchant sans cesse des matériaux pour agrandir et consolider leur foyer, des morceaux de fruits et de la viande pour nourrir leur colonie.

    Naëlis mit toute sa volonté en œuvre pour escalader deux niveaux supplémentaires. Elle arriva enfin au rayon qui lui semblait le plus récemment construit, où elle avait le plus de chances de trouver la reine. Elle était en nage.

    Après avoir pris une bonne dose de miel, elle se faufila entre les alvéoles et les ouvrières en prenant soin de les déranger le moins possible. Agir dans la précipitation au risque d’abîmer une alvéole serait la dernière chose à faire.

    Guepe_nid(crédit photo : J-Luc)

     

    Les ouvrières étaient de plus en plus nombreuses à se diriger vers la sortie.

    Elle aperçut enfin l’énorme reine à la carapace plus foncée que ses filles, presque rouge, qui s’affairait pour pondre continuellement, remplissant chaque alvéole vide avec un œuf translucide. Sur une de ses pattes avant était accrochée une écharpe de couleur bleu pastel, l’objet que Naëlis devait rapporter pour valider cette partie de l’épreuve. C’était le moment le plus délicat.

    Elle s’approcha doucement de la reine en mettant toute son énergie dans son halo protecteur, tout en gardant une main dans la poche où se trouvait le diffuseur de phéromones répulsives. Juste au cas où…

    La souveraine de la colonie se tourna vers elle, monstre de près de sept mètres de long. La gorge de Naëlis était sèche, ses jambes tremblaient alors qu’elle s’agenouillait pour présenter ses hommages. L’énorme tête se pencha vers elle, les extrémités des antennes se posèrent sur son front.

    L’humaine et l’insecte partagèrent des images mentales, des souvenirs, des sensations. Naëlis projeta l’image de l’écharpe bleue, accompagnée d’un profond respect. La reine approuva et retira ses antennes. La jeune femme se releva, dénoua le morceau d’étoffe sur la patte de l’insecte et le passa autour de son propre cou.

    Elle s’inclina à plusieurs reprises en reculant de quelques pas, puis se tourna et se dirigea calmement vers le tunnel d’accès. Son cœur tambourinait dans sa poitrine.

    Elle parvint à regagner la sortie sans encombre. Dehors le ciel était à nouveau dégagé, le dirigeable s’était suffisamment rapproché pour poser une passerelle à l’entrée du nid des vespères. Naëlis fut accueillie par de chaleureuses félicitations.

    Il ne lui restait qu’à passer la dernière partie de l’examen théorique, puis l’ultime entretien avec le Conseil Veneris. Elle allait pouvoir revêtir la robe bleue des Shaïli et recevrait l’honneur de porter une pierre d’Ambremiel.

    Alors que le dirigeable retournait vers le monastère, Naëlis profita d’un moment d’isolement de Matria Elorine pour aller lui parler en privé.

    — Veuillez m’excuser, Matria, dit-elle en s’inclinant brièvement. Nous nous étions déjà rencontrées, vous en avez souvenir ?

    — Je me rappelle de toi, oui.

    — Voilà, euh… si je réussis la dernière étape de l’épreuve, je souhaiterais intégrer la branche des Melishaï et je… accepteriez-vous d’être mon guide, Matria Elorine ?

    Elorine parut surprise un court instant, haussant un seul sourcil.

    — Tu es une très bonne élève, je vais y réfléchir. Nous en reparlerons quand tu auras confirmé ta réussite auprès du Conseil.

    — Vous n’y voyez pas d’objection c’est vrai ?

    Le visage de Naëlis s’illumina d’un grand sourire.

    — Nous verrons, nous verrons. Pas de précipitation jeune fille.