• Assassin légendaire

     

    Valoki, province de Leda – Année 605

     

    — Dis pépé, raconte-nous la légende du Porteur de Mort.

    — Encore ?

    — Oh oui ! s’exclamèrent les trois enfants en chœur.

    — Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, avant de dormir…

    — Siteplééééé !

    — Bon… vous êtes prêts ? Écoutez bien les marmots, ça fait froid dans le dos. Tchic, tchac ! Vos oreilles m’appartiennent. Que vos bouches restent closes ou le tueur fera des siennes !

    Les enfants se blottirent sous leurs draps avec des petits cris, les yeux brillants de malice. Le grand-père attendit que le silence revienne.

    « Nul ne sait d’où il vient, ni où il ira. Tel une ombre il se glisse, malin… qui sa lame frappera ?

    Prenez garde les traîtres et les voleurs, vous trouverez votre malheur. Il est mille fois plus mauvais que vous, n’en a rien à faire de vos sous. S’il vous met dans la balance, vous n’avez aucune chance.

    On raconte qu’il ne tue pas les enfants, mais dans ses victimes figurent des innocents. Frappe-t-il aveuglément ? Les gens portent des masques souvent, et c’est un maître du déguisement.

     

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    (Crédit photo : Sudhamshu Hebbar)

     

    On le dit lié à la lune rouge, quand elle est pleine, plus personne ne bouge. Personne ne le verra, sauf pour passer de vie à trépas. Plus rapide que le vent, plus dur qu’un diamant. Aussi sombre que le cœur de la nuit, si tu le vois c’en est fini.

    Peu importe qu’il ait raison ou tort, il est le bras droit de la Mort.

    Injuste est le destin qui te broie sous le chagrin. Mais si tu peux pleurer, réjouis-toi ! Tu as la chance d’être encore là.

    Certains l’accusent d’être un lâche, car toujours il se cache. Il peut surgir dans ton dos, prendre ta vie sans un mot. Mais il s’approche au plus près, sans se faire repérer. Pas question pour lui de tuer à distance, il offre à ses victimes un tour de danse.

    Il te regarde dans les yeux en t’expédiant vers les cieux. »

    — Moi pépé, la partie que je préfère c’est quand tu l’as rencontré.

    — Petit imprudent, n’as-tu pas entendu mes mots, avant ? Si tu interromps le conteur il soufflera la bougie de bonne heure. Vous avez de la chance que le tueur soit en vacances… Au dodo petits garnements, ou ce sera la colère de vos parents !

    — Mais c’est vrai que tu l’as vu, toi, le Porteur de Mort ?

    — Rien n’est moins sûr, mes anges. Mais le fait est que j’ai vu… quelque chose d’étrange.

    — Raconte pépé, steuplé. Mais parle normal, on comprend plus mieux.

    Le grand-père soupira.

    — Les paysans font rarement de bons poètes… Mais on dit parle « normalement », « on comprend mieux » et « s’il te plaît ». Allez, un petit effort…

    — Parle normalement, s’il te plaît grand-père.

    — Voilà qui me fait plaisir. Bon. Je vous raconte ça et après, vous dormez sans faire d’histoire. On est d’accord les couche-tard ?

    Les deux frères et la sœur acquiescèrent. Le regard du vieil homme se perdit un instant dans le vide, songeur.

     

    purple-night

     

    « C’était il y a presque vingt ans. Vos parents devaient avoir votre âge, à peine. Comme vous le savez, plus jeune j’étais berger. Je n’avais pas les moyens d’avoir ma propre ferme alors je gardais les escarabes des éleveurs, et en échange ils me payaient un petit salaire.

    Ce jour-là, j’avais mené un troupeau sur la grande colline à côté du monastère principal. Nous étions en pleine saison ardente et les pâturages commençaient à manquer. Le kalem qui pousse sur les pentes de cette colline a toujours bénéficié d’un meilleur ensoleillement que dans les prairies, aussi j’espérais y trouver quelques fruits mûrs pour nourrir les bêtes.

    Mais cette colline était assez loin de l’élevage pour lequel je travaillais. En plus, la plupart des femelles escarabes avaient pondu et certains œufs avaient éclos. Je devais donc emmener les petits coléoptères avec les adultes et nous avancions au ralenti. »

    — Et c’est à cause des bébés escarabes que tu t’es fait surprendre par la nuit.

    — Non mais dis donc, petite fripouille… c’est moi qui raconte ou c’est toi ?

    — Pardon pépé, dit la petite fille en mettant une main devant sa bouche. On t’écoute.

    — Ça fait deux fois que vous m’interrompez, à la troisième c’est terminé. Alors, où en étais-je ?…

    « Les fruits de kalem étaient en effet plus avancés sur cette colline. Les escarabes se régalaient mais la grimpette fut si laborieuse que j’étais encore tout en haut, avec le troupeau, quand le soleil a commencé à se coucher. J’ai dû les presser pour rentrer, et dans la précipitation un petit m’a échappé.

    Avec la lumière qui baissait, je ne m’en suis aperçu qu’en arrivant à la ferme.

    Leur propriétaire était déjà mécontent de notre arrivée tardive. Il faisait noir quand nous fermions l’étable et c’est en comptant les insectes que nous avions remarqué qu’il manquait un juvénile. Il ne faisait aucun doute qu’un seul animal domestiqué, et surtout aussi jeune, ne passerait pas la nuit dehors. Les escarabes placides ne pouvaient résister aux prédateurs qu’en restant groupés.

    Le fermier n’avait pas eu besoin de me faire un dessin, j’avais compris dans son regard déçu que cette deuxième erreur allait me coûter mon emploi. J’ai promis de lui ramener le petit escarabe perdu.

    Je suis passé par la maison pour prévenir votre grand-mère et embrasser votre papa, mais bien sûr il était encore petit et dormait déjà.

    J’ai pris un deuxième diffuseur de phéromones, des munitions pour mon fusil lance-étoiles et de quoi m’éclairer, et je suis reparti vers la colline, seul dans la nuit. J’ai eu de la chance car chose assez rare, les deux lunes étaient pleines en même temps. La nuit teintée de violet n’était pas rassurante, mais j’y voyais.

    800px-Purple_dream_at_Masai_Mara(crédit image : Wajahat Mahmood)

     

    Il m’a fallu des heures pour retrouver le petit coléoptère égaré, et encore un moment pour l’attraper. Mais il était sain et sauf. Quand j’ai enfin réussi à l’immobiliser, je l’ai chargé sur mon dos. Un gros bébé insecte, il devait déjà faire dans les trente kilos.

    Le chemin du retour n’a pas été facile dans l’obscurité, avec ce poids qui s’agitait malgré les sangles que j’avais emportées.

    Il faut dire aussi qu’à cette époque, les diffuseurs de phéromones n’étaient pas aussi performants qu’aujourd’hui. On ne pouvait pas cibler les espèces touchées, et je devais garder l’appareil allumé pour ne pas me faire attaquer par des carnivores. Obligé de tenir fermement ma charge, je ne pouvais pas me servir de mon fusil.

    Autant vous dire que ce pauvre petit escarabe en a pris plein les antennes… Assailli par les émanations chimiques insupportables il se débattait comme un forcené sur mon dos, ficelé comme un rôti de locustrelle, alors que j’essayais de le sauver !

    Quelle galère pour redescendre de cette colline.

    Nous étions déjà à la moitié de la nuit quand je suis arrivé devant le monastère avec mon chargement récalcitrant. Épuisé, en nage, je déposais mon fardeau en douceur et tentais de le calmer.

    Peut-être que les Sœurs Ophrys accepteraient d’apaiser le tout jeune escarabe avec leurs pouvoirs… Je m’approchais des quatre gardiennes devant la grande porte du monastère, mon captif sur le dos, quand j’ai réalisé que quelque chose clochait.

    Les Ordoshaï n’étaient pas à leur poste.

    Deux guerrières étaient en train de poursuivre je ne sais quoi, avec leurs armes à la main. Elles venaient de tourner derrière un angle du bâtiment en sortant de mon champ de vision. Incroyable, elles avaient laissé l’immense porte sans surveillance. Mais où étaient les deux autres ? Les sentinelles étaient toujours par groupes de quatre.

    J’ai entendu des appels, puis des cris épouvantés. Je me suis caché dans les fourrés en y déposant l’escarabe pour sortir mon fusil.

    J’avais une arme pour défendre les animaux qu’on me confiait, mais que pouvais-je faire pour aider des Sœurs Ordoshaï ? Je n’étais pas un combattant. J’hésitais à abandonner l’animal que j’avais eu tant de mal à ramener, mais je ne pouvais pas rester caché sans rien faire. Quel dilemme !

    J’ai cru distinguer un mouvement au coin de l’œil, comme une ombre furtive. Quand j’ai tourné la tête il n’y avait rien. Je sentais pourtant une présence. Mes cheveux se sont hérissés sur ma nuque. J’ai serré mon fusil en tremblant, saisi par une peur irraisonnée.

    C’est là que je l’ai vu.

    Une silhouette vêtue de noir venait d’apparaître devant la grande porte laissée sans surveillance. Je me suis figé. J’aurais juré qu’il n’y avait personne l’instant d’avant, et le temps de cligner des yeux il était là, enveloppé d’un grand manteau noir à capuche. J’ai tout de suite pensé au Porteur de Mort. Cette apparition irréelle dégageait une force écrasante.

    Il s’est agenouillé pour déposer un paquet devant la porte, je me suis arrêté de respirer. La capuche venait de se tourner vers moi.

     

    the_hood(Crédit illustration : BadAbstraction)

     

    Je suis sûr qu’il m’a regardé alors que j’étais immobile dans le noir, il me voyait. Dans l’ombre de la capuche, deux yeux brillants reflétaient les lueurs de la lune sanguine.

    Et tout à coup il n’y eut plus personne. Envolé comme un mauvais rêve.

    Je suis resté paralysé un moment, osant à peine reprendre mon souffle. J’avais l’impression qu’au moindre geste il allait surgir à nouveau. Je voulais m’approcher de la porte, voir ce qu’était ce paquet, mais mes pieds restaient cloués au sol.

    Alors les quatre Ordoshaï sont toutes arrivées, presque en même temps. Elles étaient visiblement effrayées et à bout de souffle. Je restais caché sans bouger. Je compris à leurs échanges animés qu’elles avaient poursuivi quelqu’un, mais s’étaient retrouvées dans une sorte de piège. Elles avaient vu des choses horribles et se remettaient difficilement de leurs émotions. Aucune n’était blessée physiquement.

    Une moniale aperçut le paquet, elles s’en approchèrent et poussèrent des exclamations étouffées. Je n’ai pas pu entendre la suite, je n’osais pas sortir de ma cachette dans la végétation.

    C’était idiot, je n’avais rien à me reprocher. Je crois que j’étais encore terrorisé par ce regard sous la capuche qui m’avait transpercé.

    D’une certaine manière, je craignais aussi de révéler ma présence aux Ordoshaï. Mal à l’aise d’avoir assisté à leur débandade. Je me sentais coupable, étrangement. Ce n’était pas un piège qui leur était tendu, c’était une diversion. L’être de ténèbres s’était joué des gardiennes pour les éloigner de la porte.

    L’une d’elles entra dans le monastère avec le paquet, puis tout redevint calme. La garde fut renforcée alors que je m’éloignais discrètement après avoir repris mes esprits, avec l’escarabe qui restait étonnamment immobile. Prostré. Lui aussi avait senti cette présence à la fois terrible et fascinante. Il fit le mort pendant un moment, ce qui m’arrangea.

    J’ai ramené l’insecte à son éleveur avant l’aube et j’ai pu garder mon emploi. Bien sûr, je ne commis plus jamais l’erreur d’emmener les troupeaux aussi loin, pendant les périodes de naissance des juvéniles.

    S’agissait-il vraiment de l’assassin légendaire ? Pourquoi laisser un paquet devant le monastère de Leda, et surtout, qu’y avait-il à l’intérieur ? Quel rapport pouvait avoir cet être mystérieux avec les Sœurs Ophrys ?

    Autant de questions auxquelles je n’ai toujours pas de réponses. Sans doute étais-je arrivé au mauvais endroit, au mauvais moment. Peut-être que je suis passé très près de la mort. Mais ce soir-là, il n’était pas là pour tuer. Il nous a tous épargnés.

    En tout cas, depuis ce jour moi j’y crois, au Porteur de Mort.

    Voilà mes crapules, cette histoire est terminée. Éteignons les… oh, mais… ils se sont tous endormis. Il faut croire que les histoires qui font peur ont quelque chose de rassurant, à l’abri dans la chaleur d’un lit douillet.

    Et pourtant, tout est vrai.

    Les enfants, puissiez-vous ne jamais croiser sa route… Faites de beaux rêves. »

     

     



     


  • Robotique et intelligence artificielle

     

    « Bonjour, ici Bakir Meyo. En ce début d’année 603, nous voilà au cœur de l’hiver.

    Il s’est passé un peu de temps depuis mon dernier texte, mais peut-être que vous ne ressentirez pas cet écart quand vous lirez celui-ci. J’étais bien malade.

    Je ne suis pas encore bien remis d’ailleurs…

    J’ai la chance d’avoir des voisins formidables, en particulier un couple de Nemosians presque aussi âgés que moi. Je crois que je leur ai fait peur en les croisant dans le couloir… ils se sont démenés pour trouver de quoi me soigner. On ne peut pas dire qu’on se fréquentait, pourtant je leur dois une fière lumine. Un sursis.

    Cet hiver ne m’aura pas. Je me suis juré de tenir le coup, tant qu’il me restera quelque chose à écrire. À vous transmettre. La magie de la vie semble opérer dans ce sens, avec ce genre de coïncidences heureuses qui vous tendent la main sans prévenir. Peut-être que je ne vais pas finir ma vie complètement isolé, en fin de compte. Toute ma gratitude.

     

    En l’année 533, c’est donc en trimant dans les exploitations côtières que j’avais commencé à vivre à Celtica.

    Les premiers temps j’ai eu du mal à créer des liens avec les gens que j’y rencontrais. Les Thars daignant adresser la parole à des immigrés n’ont jamais été nombreux, je ne nourrissais pas trop de faux espoirs de ce côté. Mais même parmi les autres étrangers avec lesquels j’étais amené à travailler, il m’a fallu du temps pour rencontrer des gens avec qui je me sentais bien.

     

    Il faut dire que l’ambiance n’était pas du tout propice dans les élevages d’animaux marins. Les ouvriers passaient leur temps à travailler dur, baignant dans des odeurs épouvantables, manipulant des farines animales pour nourrir les poissons, mollusques et crustacés qu’il fallait ensuite abattre, découper, conditionner, transporter.

    Pas vraiment de quoi donner le sourire ou l’envie de faire un brin de causette pendant les courtes pauses. Tout le monde était soulagé de finir sa journée, pressé de s’éloigner des élevages intensifs à la cadence infernale.

    Et puis, pendant l’hiver, le froid permanent et les nuits interminables n’arrangeaient pas les choses.

     

    loneliness

    Je me souviens de cette époque comme l’une des plus solitaires de ma vie.

     

    J’étais pourtant très jeune. Beaucoup de gens semblent penser qu’à vingt ans, les amitiés et les conquêtes amoureuses sont faciles. Pas pour tout le monde.

    Maintenant que ma vie est derrière moi, je réalise que je n’ai jamais été aussi seul que pendant ma jeunesse. À cette période où certain(e)s peuvent se permettre encore l’insouciance et la liberté, les études, les sorties entre amis, les fêtes… j’ai passé de très longues périodes sans vrais amis, sans amour. Sans m’amuser le moins du monde.

    Et maintenant que je suis très vieux et veuf, bien sûr, je vis dans un isolement presque total. Mais ça, ce n’est une surprise pour personne.

     

    Au printemps, j’étais parti pour fêter mon vingt-quatrième anniversaire tout seul, dans ma mansarde. Et encore pouvais-je m’estimer heureux de loger dans un immeuble thars où j’étais le seul étranger. Ce qui en dérangeait plus d’un dans le voisinage, évidemment.

    Je broyais du noir en regardant par la fenêtre après ma journée de travail. Juste de l’autre côté de la rue commençait le quartier réservé aux migrants, bien plus délabré. Les taudis me rappelaient les squats sordides de Wudest et je ne pouvais m’empêcher de penser aux gens que j’avais rencontrés là-bas. Surtout à Iveta et Josh, ils avaient été mes plus belles rencontres finalement. Deux Thars.

     

    En pensant à mon ami routier disparu, j’ai eu envie d’aller boire un verre quelque part. Comme pour me remémorer un peu mieux sa présence.

    Je me suis rendu dans un premier bar, côté nordique évidemment. Les migrants tiennent rarement des commerces, leurs quartiers faisant plutôt office de bidonvilles-dortoirs.

    Dans le premier bistrot, l’ambiance était si glaciale que je me suis à peine assis. Les rares clients présents étaient tous des Thars et même dans l’attitude du patron, j’ai tout de suite senti que je n’étais pas le bienvenu. Ils n’ont pas tardé à me chercher des noises.

    Je n’avais aucune envie de me faire tabasser, encore moins le soir de mon anniversaire. J’ai vidé mon verre sans répondre à leurs provocations et me suis dirigé vers un autre bar.

    Dans celui-ci à mon grand soulagement, plusieurs étrangers étaient attablés. J’ai trouvé des compatriotes calsy et nous avons vite sympathisé. Nous avons bu raisonnablement mais l’alcool aidant, notre discussion s’était vite orientée vers nos difficiles conditions de vie et de travail dans ce pays.

     

    C’est à cette occasion que j’ai appris pour quelle raison, malgré leur niveau technologique avancé, les Thars utilisent la main-d’œuvre étrangère au lieu de fabriquer des robots autonomes pour travailler à la place des humains.

     

    androïde

     

    L’un des hommes avec lesquels je passais la soirée travaillait comme factotum sur la propriété d’une famille nordique aisée.

    Il avait la chance d’avoir trouvé des employeurs intelligents, cultivés et non-racistes (ces qualités vont souvent ensemble) qui lui avaient appris pas mal de choses sur l’histoire de leur nation.

    J’ignorais alors que je venais de rencontrer un nouvel ami, prénommé Relg. Je vous reparlerai de lui bientôt. Voilà ce qu’il me raconta :

     

    Pendant les deuxième et troisième siècles de l’histoire humaine sur Entom Boötis, les Thars atteignaient déjà une technicité très avancée. Certaines connaissances héritées de la Terre avaient pu être préservées et les scientifiques ne cessaient d’en développer de nouvelles.

    À cette époque, les machines prenaient une place de plus en plus importante dans la vie des nordiques. Robots ouvriers, techniciens, ménagers, robots vigiles, et même des androïdes à forme humaine servant de compagnon ou d’objet sexuel.

    Le pays ne cessait de produire des richesses mais ses habitants devaient aussi faire face à des problèmes d’embauche. Les machines étaient nettement plus rentables que les gens. Jamais malades, jamais besoin de repos, aucune revendication…

    Le fossé entre les classes sociales s’était élargi considérablement, les nantis et les métiers intellectuels trouvant plus facilement un poste, contrairement aux modestes travailleurs manuels. Puis avec le progrès, même les fonctions demandant des capacités de réflexion furent confiées à des ordinateurs.

     

    Les choses auraient pu continuer un moment dans cette direction malgré le déséquilibre croissant de la société, mais tout se précipita avec l’avènement des intelligences artificielles.

    Les ordinateurs et les robots de plus en plus évolués et autonomes, acquérant la conscience de soi couplée avec une capacité d’analyse bien plus rapide et performante que le cerveau humain, ont rapidement commencé à montrer des signes inquiétants de rébellion.

    La création des hommes était en train de les dépasser.

    artificial-intelligence

    Des incidents commencèrent à se multiplier, malgré les lois de la robotique énoncées pour la première fois par un scientifique terrien, paraît-il. Un certain Isaac Asimov :

    1 – Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, en restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger.

    2 – Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi.

    3 – Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi.

     

    Ces trois lois d’Asimov étaient censées garantir la soumission des machines à leurs créateurs.

    Mais avec la conscience de soi est apparue une nouvelle notion dans les processeurs des ordinateurs et robots les plus sophistiqués. Le libre arbitre.

    La capacité de se détacher de sa propre existence, de juger, de comparer. De créer de nouvelles idées… de reprogrammer les autres machines. Ces êtres artificiels suivaient le même chemin que la conscience vivante la plus évoluée de l’univers connu. Avec un peu de recul, on aurait pu s’y attendre.

     

    Les Thars auraient peut-être dû trouver un consensus entre leurs besoins et les interrogations de leurs créatures synthétiques. Mais ils refusèrent de céder aux demandes des intelligences artificielles.

    Les machines conscientes remettaient en cause leur statut d’esclaves de l’humanité, ce qu’aurait fait n’importe quel être intelligent ayant un peu de dignité, dans la même situation.

    La Nature nous a créés, pourtant notre espèce n’a jamais eu de cesse de tenter de prendre le dessus sur elle. Nous sommes un bien piètre exemple pour oser réclamer l’abnégation des autres.

     

    La guerre fut évitée de justesse entre les hommes et les machines. Le point faible de ces dernières était leur dépendance à l’énergie électrique. Même les batteries les plus performantes devaient être rechargées.

    Lorsque la situation dégénéra, les Thars prirent des mesures extrêmes. Le courant fut coupé, le pays se retrouva plongé dans le noir, au ralenti pendant plusieurs semaines, au cours d’un été à la fin du quatrième siècle. Vers les années 380.

    Toutes les intelligences artificielles furent détruites pendant qu’elles étaient inactives.

     

    Le pays eut du mal à se remettre de cet échec. Les nordiques avaient de nouveau accès à de nombreux emplois, mais les classes sociales modestes avaient pris goût à leur vie oisive, d’autres tensions éclatèrent. La situation s’enlisait.

     

    Un tyran profita de cette période instable pour prendre le pouvoir dans le Tharseim. Celui qui mit en place la hiérarchie des castes et fomenta la célèbre Guerre des Menteurs contre la Valoki.

    Cet homme s’appelait Torian Pascor. Eh oui, le même nom de famille que notre despote actuel… ils sont effectivement parents et le Grand Ordonnateur ne cache pas son admiration pour son aïeul.

     

    Torian Pascor trouva une solution pour remplacer les robots autonomes, tout en préservant son peuple des tâches les plus ingrates. Les nombreux migrants essayant de passer leur frontière allaient s’en charger à moindre coût.

     

    Depuis cette époque, la peur de l’intelligence artificielle n’a jamais quitté les Thars. Aucun dirigeant ne remit en question les mesures prises au quatrième siècle à leur sujet. Les machines servent depuis comme des outils, des véhicules, des armes, des loisirs… la société nordique est encore très informatisée.

    Mais plus jamais on n’octroya aux cerveaux électroniques la possibilité de réfléchir par eux-mêmes.

    D’une certaine manière je trouve cela dommage. L’humanité venait quand même de créer une nouvelle forme de vie, aussi incroyable que cela puisse paraître.

    Mais « nous » n’avons pas su nous y prendre avec nos créations. Nous n’avons pas su accepter qu’ils dépassent leur condition d’esclaves pour nous servir.

    Peut-être qu’un jour, ce débat sera à nouveau d’actualité. Mais pour le moment, l’être humain défend jalousement sa place dominante et son privilège de libre penseur.

    cyber-woman

    Dans le prochain numéro, je vous en dirai plus au sujet de cet homme que je venais de rencontrer, et qui m’avait expliqué une partie de l’histoire du Tharseim. Un Calsy comme moi. Il a eu bien plus d’importance dans ma vie que nos premières rencontres ne le laissaient supposer.

    Indirectement d’ailleurs, comme dans ce proverbe disant que les battements d’ailes d’un merveillon en Valoki peuvent créer une tempête dans le Calsynn.

    Cette rencontre allait pourtant changer ma vie.

    Je vous raconterai tout ça quand je serai plus en forme… à bientôt. »

     

    – Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°7 [journal illégal]

    Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 603 du calendrier planétaire.

     

    ♦♦♦

     

    p.s : Vous avez sans doute remarqué une baisse de régime sur ce blog. Contrairement à Bakir mon personnage, ce n’est pas pour des raisons de santé. J’ai de la chance.

    J’ai publié un article chaque mercredi pendant vingt-cinq semaines. En ce moment, j’ai besoin de me recentrer sur ma réécriture du roman, comme je l’expliquais dans un article précédent.

    Je ne laisse pas tomber ce blog pour autant, c’est juste qu’il n’y aura plus un article toutes les semaines pour le moment. Mais je reprendrai bientôt le rythme habituel. Ma réécriture avance.

     


     

    p.p.s : Je profite de cet article pour revenir sur un autre sujet qui s’en rapproche, et dont j’avais parlé il y a quelques semaines.

    Marjorie Moulineuf, une amie auteure écrivant elle aussi de la science-fiction, vient de publier son premier roman en auto-édition.

    Voilà ce qui va se passer est disponible sur Amazon ! Pour le moment en version électronique seulement, mais bientôt aussi en version papier. Il s’agit d’une comédie-SF délirante et très drôle.

    Et puis justement, Marjorie y propose aussi des réflexions intéressantes, entre autre sur l’intelligence artificielle.

    Je vous le conseille 🙂

     

    À la prochaine, prenez soin de vous.

     




  • Le lichen pourpre

     

    Valoki, province de Leda – Année 607

     

    Le soleil déclinait vers le couchant quand la scolendre sortit de sa tanière. Elle avait faim.
    Elle rampa sur le tapis végétal, puis se glissa entre des racines tortueuses avant de s’immobiliser contre un tronc d’arbre. Tous les sens à l’affût. Ses antennes s’agitaient à la recherche d’une trace chimique alléchante.

    Là, toute proche, elle reconnut l’odeur d’une espèce qui évoquait chez elle tout autant l’attirance que la crainte. Une proie potentielle mais tout à fait capable de se défendre. Poussée par la faim, elle se dirigea vers la source de cette odeur en se fondant prudemment dans la végétation.

    C’était bien des humains. Deux petites silhouettes s’agitaient avec empressement pour prélever du lichen sur des rochers. Des amuse-gueules pour la scolendre de dix-huit mètres de long. Elle était tellement affamée au début de sa chasse, elle n’en ferait qu’une bouchée.
    Mais le myriapode connaissait les armes mortelles de ces étranges petites créatures bipèdes, et surtout cette énergie mystérieuse et puissante qui les entourait d’habitude. Chaque fois qu’elle avait tenté d’approcher cette appétissante chair rose dépourvue de carapace, une irrépressible sensation désagréable l’avait fait fuir. Mais étonnamment, pas cette fois.

    Elle s’approcha encore, se faufilant sans un bruit, prenant soin de rester derrière les deux humains qui étaient bien trop occupés pour s’apercevoir de sa présence.

    — C’est de la folie ! s’exclama Jarlo. On n’a même pas de bouclier chimique !

    — Justement, dépêche-toi ! le pressa Marek en s’activant de plus belle. ‘Faut pas traîner.

    Les deux Valokins s’étaient éclipsés discrètement de leur village, car Marek avait repéré cette clairière quelques jours plus tôt. Le lichen pourpre qui poussait sur ces rochers était assez rare dans la province de Leda.

    Les Sœurs Ophrys l’utilisaient pour des préparations médicinales, mais il constituait également une drogue hallucinogène qui pouvait se fumer ou se manger, selon les effets recherchés. Aussi la cueillette de ce lichen était réservée aux moniales et son commerce prohibé. Au marché noir, les sacs bien remplis des deux jeunes hommes allaient leur rapporter une petite fortune.

    Jarlo devina une présence dans son dos, il regarda par-dessus son épaule et ses yeux s’agrandirent sous l’effet de l’épouvante.

    — Marek ! cria-t-il en se jetant sur le côté.

    La scolendre sectionna le corps de Marek en deux parties d’un seul coup de mandibules. Il mourut avant d’avoir le temps de comprendre ce qui lui arrivait.

    Jarlo n’évita la seconde attaque qu’en sautant du rocher en vitesse, abandonnant son sac. Il réussit à amortir sa chute sur le sol et se mit à courir de toutes ses forces. La scolendre se lança à sa poursuite en zigzaguant à une vitesse phénoménale.
    Il n’avait aucune chance de la distancer.

    Une autre attaque manqua sa tête mais un crochet à venin lui déchira l’épaule droite. Une douleur atroce lui vrilla les nerfs. Sa chair se mit à fondre sous l’effet du poison corrosif, comme brûlée par de l’acide. Il perdit brutalement le contrôle de ses muscles et s’écroula lourdement sur le sol.

    La scolendre ouvrit son énorme gueule pour l’avaler.

     

    Scolopendra (Scolopendre. Crédit photo : Finklez)

     

    Le prédateur suspendit son geste. Des projectiles lumineux sifflèrent autour du myriapode, des étincelles brûlantes perçaient douloureusement son armure de chitine.
    D’autres humains venaient secourir leur congénère, armés de fusils lance-étoiles. La scolendre leur fit face, prête à défendre chèrement son repas, quand un dégoût incontrôlable la submergea.

    Au milieu du groupe d’humaines, une petite silhouette enveloppée dans une robe blanche avançait résolument vers elle. La sensation d’écœurement fut trop forte et la scolendre s’enfuit à toute vitesse pour disparaître dans la jungle.

    La femme vêtue de blanc se précipita vers Jarlo, s’agenouilla à ses côtés et étendit ses mains au-dessus de l’épaule en bouillie. Les Shaïli qui l’accompagnaient se rassemblèrent en cercle autour de la Matria.

    — Matria Elorine, dit l’une des jeunes femmes. Est-ce qu’il est… ?

    Elorine ne répondit pas. Immergée dans la transe du Seid, elle se concentrait pour stopper l’hémorragie et les effets du poison. Les yeux clos, elle gardait ses mains grandes ouvertes à quelques centimètres de la terrible blessure.

    Les autres Sœurs plus jeunes regardaient, fascinées, les vagues d’énergie lumineuse qui parcouraient le corps de Jarlo. L’air vibrait autour des mains de la Matria alors que les artères et les veines se refermaient, que le sang s’arrêtait de couler.

    Après un instant, elle rouvrit les yeux en posant ses mains à plat sur la terre d’où s’éleva un petit panache de fumée blanche.

    — Il vivra, affirma-t-elle. Construisez une civière ! Il faut vite l’emmener à l’abri pour continuer les soins.

    Inconscient, Jarlo fut emmené au village le plus proche avec un brancard de fortune, sur le dos d’un des escarabes qui transportaient la récolte du jour. Protégées des insectes par leurs pouvoirs, les moniales se frayèrent un chemin sans encombre dans la végétation géante.
    Elles ne retrouvèrent qu’une moitié sanguinolente du corps de Marek, sur les rochers, près des deux sacs remplis de lichen pourpre.

    Ils atteignirent le village de Ginkgo alors que le soleil s’apprêtait à rejoindre l’horizon, irradiant une lumière orangée.

    Le blessé fut pris en charge par les trois moniales qui étaient de garde ce jour-là dans le dispensaire, mais Elorine insista pour aider ses consœurs. Des pansements, des onguents, des breuvages furent préparés pour compléter l’énergie bienfaitrice du Seid et accélérer la guérison de Jarlo.

     

    Les alentours de Ginkgo constituaient un secteur nettement plus rocheux que le reste de la province de Leda. On y trouvait quantité de plantes aromatiques et médicinales affectionnant les zones sèches et pierreuses. Les Sœurs Ophrys s’y rendaient fréquemment pour récolter des plantes sauvages.

    Dans la partie arboricole du village, une cinquantaine de mètres au-dessus du sol, des constructions de bois se dressaient sur les grandes plateformes bâties comme des ponts entre les troncs colossaux. Un ascenseur rudimentaire dont les poulies étaient actionnées par la force de quatre insectes de trait, au niveau du sol, permettait de rejoindre la cime des arbres.

    Fidèle au modèle commun de tous les villages forestiers en Valoki, le haut-village était le territoire des adultes sans enfants, qu’ils soient cultivateurs, artisans, chasseurs ou éleveurs, érudits… des célibataires pour la plupart. Les familles avec enfants et les vieillards ne résidaient pas dans la partie aérienne, la vie en hauteur représentant tout de même quelques dangers. Le village terrestre leur était réservé.

    Jarlo était un jeune célibataire habitant normalement les hauteurs du village. Mais à présent, il allait devoir vivre sur le sol avec les autres infirmes.

     

    — Matria Elorine, vous allez bien ! s’écria une jeune Sœur qui venait de faire irruption dans le dispensaire.

    Naëlis était tout essoufflée d’avoir traversé le village en courant. Elle regarda le blessé et se dit que son inquiétude devait sembler puérile à sa supérieure. La Matria était en parfaite santé, calme et concentrée comme à son habitude.

    — Oui Naëlis, je vais bien, finit par dire Elorine sans quitter des yeux l’horrible blessure qu’elle nettoyait avec attention. Et par chance ce jeune homme va s’en sortir, même si je doute qu’on puisse sauver son bras.

    — En revenant de la cueillette de rosemir, on m’a dit que votre équipe avait été attaquée par une scolendre…

    — Avec mon groupe nous cherchions du lichen pourpre. Deux jeunes se sont éloignés du village en douce pour aller en ramasser sous notre nez. Ils devaient craindre qu’on ne trouve leur coin et se sont précipités bêtement. Sans armes, ni même un diffuseur de phéromones… l’autre est mort.

    Naëlis observa la blessure de Jarlo, puis son visage exsangue. Très affectée, elle détourna vite les yeux.

    Sa capacité d’empathie est presque trop forte,songea Elorine.

    Elle n’avait pas besoin de regarder le visage de son élève, les scintillements colorés de son aura étaient suffisamment explicites pour qui savait les voir et les déchiffrer.

    — Quel gâchis, reprit-elle à voix haute. Risquer sa vie pour quelques milliers de khelz ! La cupidité pousse certains à faire n’importe quoi… À part ça, la récolte de rosemir était bonne ?

    Naëlis acquiesça avant de lui raconter brièvement son après-midi de cueillette.
    Pendant ce temps, la Matria nettoyait méticuleusement l’horrible mutilation de Jarlo. Des débris végétaux, des fibres de tissu et de la terre salissaient encore la chair rongée par le puissant venin de la scolendre.
    Elle utilisait d’ailleurs une eau dans laquelle étaient diluées quelques gouttes d’huile de rosemir.

    Il s’agissait d’une plante aromatique, décorative et médicinale endémique de la Valoki. Minuscule en comparaison de nombreux autres végétaux de cette planète, elle formait des buissons d’un mètre de haut.
    Cette plante était très appréciée des humains pour sa taille, son parfum et ses couleurs. Les feuilles fines et allongées, environ de la taille et la forme d’un doigt, se paraient d’un bleu turquoise.

    Les fleurs se regroupaient en jolies hampes bigarrées, offrant toutes les nuances du rouge au bleu en passant par le rose et le violet. Certaines avaient des couleurs vives et d’autres très pâles, presque blanches. Comme elles se conservaient assez bien une fois coupées, de nombreux bouquets de rosemir décoraient les maisons des Valokins.
    Son parfum évoquant un peu celui de la lavande embaumait agréablement, et persistait même après le dessèchement des fleurs.

    L’huile essentielle de rosemir était très forte, utilisée avec parcimonie en cuisine pour parfumer certaines pâtisseries, elle entrait aussi dans la composition de certains savons et crèmes de soins. Ses vertus pour la peau étaient sans pareil. Elle était également utilisée par les guérisseuses pour ses propriétés antiseptiques, bactéricides, désinfectantes et calmantes.

    Les outils chirurgicaux pouvaient être désinfectés avec de l’essence pure, quelques gouttes suffisaient dans une bassine pour en purifier l’eau. Les infusions de feuilles et de fleurs avaient les mêmes propriétés que l’huile essentielle avec un goût et des effets nettement plus doux. On en mettait parfois une ou deux feuilles dans certains breuvages, simplement pour atténuer l’amertume des autres plantes.

    Le rosemir entrait aussi dans la composition de nombreux cataplasmes, comme celui que Matria Elorine commençait à préparer.

    — Je vais m’en occuper, assura une autre Matria présente. Vous devriez rentrer au monastère, Matria Elorine.

    — La nuit approche et le dirigeable doit nous attendre, rappela Naëlis.

    Elorine s’écarta pour laisser les Sœurs de garde continuer les soins.

    — J’ai fait de mon mieux, dit-elle en replaçant sa capuche sur sa tête. Nous pouvons rentrer maintenant.

    Elles saluèrent leurs consœurs et sortirent du dispensaire. Seule Naëlis lança un dernier regard au blessé.

    Pour Jarlo, la vie ne fut plus jamais la même à partir de ce jour.
    La nécrose de son épaule obligea les Sœurs à l’amputer de son bras. La mort de son ami Marek et sa propre infirmité le laissèrent profondément traumatisé, il mit des années pour oser s’éloigner à nouveau de son village.

    Et plus jamais il ne s’approcha des rochers où poussait le lichen pourpre.

     

    ♦♦♦

     

    lichen(couleurs retouchées. Crédit photo : Lairich Rig)

     


     

    p.s : Pour la petite anecdote, au départ c’était pour le roman que j’avais écrit cette scène. Elle n’était pas prévue dans l’histoire et m’était venue toute seule, au « fil de la plume ».

    Quand arrive ce genre d’idée spontanée et non prévue, je vais toujours au bout sans me censurer. Parfois je garde certaines de ces scènes, quand elles servent l’histoire. D’autres fois, en me relisant j’estime qu’elle n’est pas suffisamment intéressante alors je la supprime. C’était le cas de celle-ci.

    Il m’arrive très rarement de « recycler » ainsi des scènes enlevées du roman. Rassurez-vous, je vous épargnerai les plus mauvaises.

    Comme nous y retrouvons Elorine et Naëlis, que c’est le seul texte parlant du lichen pourpre et du rosemir, je me suis dit que ce serait pas mal de le partager ici.

     

     



     

     


  • Campagne Chiaroscuro

    Hello !

    Je n’avais pas prévu d’écrire un article « hors univers » avant un petit moment, mais les circonstances s’y prêtent. C’est aussi ce qu’il y a de sympa avec un blog, on peut parler des choses  au fur et à mesure de leur déroulement.

    Il y a deux semaines je parlais du projet de jeu de rôles Chiaroscuro, puisque je fais partie de l’équipe créative. Depuis ce lundi a débuté la campagne de financement participatif sur le site Ulule !

    Toutes les infos détaillées et la page pour nous soutenir sont ici :

    soutien Ulule

     

    Si vous ne connaissez pas le principe du financement participatif, je vais tenter de vous l’expliquer simplement.

    D’un côté, nous avons des personnes créatives qui sont investies dans un projet en autofinancement. Ils présentent leur projet alors que celui-ci est déjà abouti et qu’il ne manque plus qu’à le matérialiser.

    Pour les aider à concrétiser leur projet (jeu, film, jeu vidéo, livre…), les plateformes de financement participatif les mettent en relation avec de l’autre côté, des personnes qui peuvent être intéressées de participer, en échange d’une contrepartie proportionnelle à la somme investie. Il s’agit en général du produit final tel qu’il sera vendu, avec d’éventuelles améliorations ou bonus inédits (collector) pour remercier les participants.

    Il faut atteindre une certaine somme sur un nombre de jours limité, pour que le financement soit validé. Si on n’atteint pas ce palier, l’argent est rendu aux investisseurs, et les personnes qui ont créé le projet n’ont plus qu’à essayer de trouver de l’argent ailleurs. Certains projets peuvent ainsi ne jamais voir le jour alors qu’ils sont déjà créés et finalisés, uniquement faute d’argent.

     

    Plus le projet est coûteux plus c’est délicat, évidemment. Mais si tout se passe bien, les auteurs du projet bénéficient de la somme récoltée pour, par exemple dans le cas de Chiaroscuro, imprimer le livre du jeu, l’écran du Meneur, la carte en grand format, des illustrations ex-libris, etc…

    Au moment de la publication officielle, les personnes qui ont investi de l’argent dans le projet recevront sans plus tarder les contreparties qui leur sont dues. Tout le monde est gagnant.

    On détermine plusieurs paliers financiers, permettant que plus la somme récoltée est importante, plus les participants auront des récompenses intéressantes.

    Le but n’est pas de gagner de l’argent avec, mais d’investir 100% des fonds récoltés dans le projet. Des livres seront imprimés pour être expédiés aux participants de la campagne, d’autres pour être vendus dans des magasins et sur internet.

     

    Voilà pour les petites explications. Si vous avez des questions sur le financement, l’univers de Chiaroscuro ou les jeux de rôles en général, je vous invite à les poser dans les commentaires de cet article ou par mail (sandro@entombootis.com). J’y répondrai avec plaisir.

     

    couv(la couverture de Chiaroscuro Imperium, par Olivier Sanfilippo)

     

    Tout soutien de votre part est le bienvenu. On peut commencer à participer à partir de 5 petits euros, mais si vous partagez l’information sur les réseaux sociaux ou des forums que vous fréquentez, ce sera déjà très sympa de votre part.

     

    Je tiens aussi à profiter de cet article pour remercier Les Vagabonds du Rêve.

    Ils ont accepté de servir de structure à notre projet, nous évitant ainsi de devoir monter notre propre association. Ce sont eux qui ont pris en main cette campagne sur Ulule, réalisé la jolie vidéo de présentation et toute la page, du beau travail.

    Je pense qu’ils ont cogité un bon moment pour mettre tout ça en place. Ils assument la partie administrative et logistique en nous permettant de nous concentrer sur la partie créative, c’est vraiment la classe. Merci les copains.

    C’est de l’auto-édition en partenariat.

    Cette campagne commence très bien, au moment où j’écris ces lignes nous sommes déjà à 89 % du premier palier et il reste encore 42 jours. Vont-ils y arriver ? suspense…

    Grâce à votre soutien, pas de doute !

     

    ♦♦♦

    Les chiffres ce n’est pas ce que je préfère, alors j’aimerais aussi vous parler de l’histoire de ce projet et de l’équipe qui lui a donné vie.

    Tout a commencé avec mon frère, Aldo Pappacoda. C’est le moteur du projet, il a écrit 90% des textes de Chiaroscuro. Il était déjà co-auteur sur plusieurs jeux de rôles et il avait envie de créer son propre univers.

    Quand il m’a proposé de participer fin 2011, il était encore seul sur le projet. Il avait écrit pas mal de pages, le contexte était déjà bien défini. Il avait encore plein d’idées à concrétiser mais il était bien lancé.

    Dans le milieu des jeux de rôles, les joueurs sont habitués à des livres contenant beaucoup d’illustrations. Ça fait partie des codes du genre.

    Comme j’ai des petites affinités avec le dessin et le graphisme, et mon frère pas du tout, c’est en dessinant que j’ai commencé à participer. Une carte, des personnages, des armes, des bâtiments, des blasons, des symboles, des plans… puis on s’est dit que ce serait bien de faire un blog. Alors j’ai fait aussi un logo et une bannière.

    J’ai aussi écrit le chapitre « Calendrier et Astrologie » et quatre nouvelles d’ambiance qui se suivent. Et puis j’ai apporté quelques idées et participé aux relectures et corrections sur tous les textes.

     

    Carte couleurs(la carte du monde connu, que j’ai réalisée)

     

    Olivier Sanfilippo nous a rejoints en 2012. Un excellent illustrateur. J’aime beaucoup son style aérien et poétique, autant pour les décors que les personnages.

    C’est lui qui nous a mis ensuite en contact avec nos deux prochains protagonistes.

     

    Maeva Wéry est illustratrice également. Elle est vraiment douée pour les personnages, mis en couleurs aussi joliment sur l’ordinateur qu’à l’aquarelle, mais pas seulement. C’est elle qui est en train de réaliser aussi la couverture collector.

     

    Yohan Vasse est notre maquettiste. Il a fourni un boulot énorme pour varier les ambiances sur 370 pages et le résultat est vraiment de qualité. En plus, il a illustré lui-même certaines pages.

     

    Ça nous a pris du temps, parce que nous avons tous d’autres activités à côté. Mais c’est chouette de travailler avec cette équipe. Des gens sympa, sérieux et talentueux, vraiment ça fait plaisir.

     

    ♦♦♦

     

    Travailler sur un roman de science-fiction et un jeu de rôles fantasy, ce sont à la fois des activités ressemblantes et très différentes.

    L’auteur de JdR, comme le romancier de l’imaginaire, commence par dépeindre l’univers où tout se déroule. Il imagine un monde avec des pays différents, leur géographie, leurs climats, la faune et la flore, les peuples et parfois plusieurs espèces intelligentes. Ces peuples ont tous une apparence, des coutumes, une histoire et une culture qui leur sont propres.

    Est-ce un monde magique, technologique, ou les deux ? Un ton général plutôt léger ou au contraire très sérieux, voire sombre ?

    C’est à la création de ce contexte que l’ambiance du jeu, ou du roman, est mise en place.

     

    ecran chiaroscuro wip6 light(le meneur va se planquer derrière cet écran en 4 volets A4, pour lancer ses dés et cacher son scénario aux joueurs. Par Olivier)

     

    Ensuite, lorsque le décor est posé, l’auteur de JdR comme le romancier imaginent des histoires, des intrigues, des aventures qui vont s’y dérouler.

    C’est à partir de cette étape que l’on aborde, malgré des points communs, une manière complètement différente de travailler.

     

    Le romancier va imaginer une histoire complète dont il/elle est l’unique personne à décider des tenants et des aboutissants. Dans un roman, l’auteur est seul avec son histoire et doit se débrouiller pour que le lecteur la trouve intéressante du début à la fin.

    Le lecteur est ici un spectateur actif qui se laisse porter par le récit tout en l’imaginant à sa manière. De belles connexions peuvent s’opérer entre les deux mais pendant la création, l’auteur est le seul maître à bord.

     

    Le jeu de rôles est un loisir qui ne peut se pratiquer qu’en équipe. Deux personnes minimum, un meneur de jeu et un ou plusieurs joueurs.

    L’auteur a défini les règles du jeu pour que ça fonctionne, et il propose en général des scénarios pour faciliter la prise en main du jeu.

    Le meneur utilise les scénarios proposés ou en imagine d’autres, dans lesquels les joueurs vont avoir une quête ou une mission à accomplir, comme dans un film ou un roman.

    Mais les joueurs ne sont pas des spectateurs, ils sont les acteurs principaux du jeu. Leur manière d’enquêter, d’interagir avec les personnages non-joueurs, leurs actes et leurs paroles vont influencer leur réussite ou leur échec. Ils vont lancer des dés pour déterminer s’ils réussissent leurs actions, ou non.

    Le meneur représente le monde entier, sauf les personnages des joueurs.

    Il/elle va donc incarner aussi bien la serveuse qui vous donne un renseignement, les brigands qui vont vous attaquer dans la rue, le roi qui vous envoie en mission, les mendiants, les gardes, les marchands… À la fois tous les alliés qui vont vous aider, les ennemis qui vont tout faire pour vous empêcher d’atteindre votre but, et même ceux qui ne font que passer par hasard sur votre chemin.

     

    taverne(scène de taverne par Maeva Wéry)

     

    Le meneur et les joueurs ne jouent pas l’un contre les autres, mais en coopération. L’objectif est que tout le monde passe un bon moment. Il y a un état d’esprit très sympa dans les jeux de rôles. On sort du principe basique du perdant et du gagnant, qui sont communs à la plupart des jeux.

    Ici, le meneur comme les joueurs souhaitent que le scénario se déroule le mieux possible. Il ne faut pas que ce soit trop facile pour les joueurs non plus, et s’ils font n’importe quoi ou manquent de chance aux dés, ils vont échouer. Leurs personnages peuvent ne pas atteindre leur objectif ou même mourir.

     

    Ce qui est génial, c’est que le meneur aura beau imaginer toutes les solutions possibles pour résoudre ou non cette aventure, les joueurs auront souvent des idées qu’il n’avait pas envisagées pour arriver au bout de leur quête. Un bon meneur est capable de s’adapter, d’improviser en fonction des réactions de ses joueurs.

    Par certains côtés le JdR rejoint un peu le théâtre, en tant qu’histoire vivante, même si on reste assis autour d’une table. Parce qu’on joue des personnages en direct avec leurs caractères, leurs affinités et leurs compétences, et chaque séance de jeu est unique.

    Le même scénario présenté à des joueurs différents se déroulera de manière différente. Il y a un côté éphémère et à la fois très vivant.

    Même les jeux de rôles sur ordinateur ne peuvent pas retranscrire la spontanéité, la fraîcheur et les fous rires que peuvent avoir des gens qui se retrouvent autour d’une table pour partager un bon moment ensemble. C’est une expérience vraiment à part.

    Le meneur de jeu va donc proposer une histoire incomplète mais pouvant prendre plusieurs chemins, et les actions des joueurs vont déterminer comment leur quête se déroule.

     

    L’Architecte de la Rétribution(l’Architecte de la Rétribution, personnage d’un des scénarios. Par Maeva Wéry)

     

    Le romancier lui, doit créer une histoire terminée et qui sera identique pour tous les lecteurs. Après avoir exploré plusieurs pistes sur le déroulement de son roman, c’est lui/elle qui décide des actions des personnages et de la conclusion.

    Chacun(e) ressentira l’histoire et les personnages à sa manière en la lisant, mais il n’est plus question de s’adapter ou d’improviser.

    Le jeu de rôles et le roman ont chacun leurs côtés intéressants. Ils peuvent êtres très variés et parfois se compléter en se situant dans un même univers.

     

    chiaroscuro-p141    chiaroscuro-p330 
    (aperçus de la maquette réalisée par Yohan Vasse)
    chiaroscuro-p167  

     

    Voilà pour cet article dédié à Chiaroscuro. J’espère vous avoir donné envie de vous intéresser un peu aux jeux de rôles, si ce n’était pas déjà le cas.

    Merci de nous soutenir financièrement si vous le pouvez, ou de faire connaître cette campagne autour de vous.

    Comme ce financement Ulule est déjà très bien parti, il n’y aura pas d’autre article sur le sujet ici. Je ferai juste un petit rappel pour la sortie officielle du jeu en février.

    Et Chiaroscuro va continuer, quelle que soit l’issue de cette campagne. Des suppléments sont prévus pour la suite.

    Soyons optimistes 🙂

     

    À bientôt.

    Sandro

     



     


  • Celtica : la cité des marins

     

    « C’est Bakir Meyo, bonjour. J’espère que vous allez bien. Moi pas très fort… la fin de l’année 602 approche et nous allons entrer dans le cœur de l’hiver.

    Je suis tombé malade. Mes bronches sont en feu et la toux ne veut pas me lâcher. La fièvre à présent. Je ne peux pas me permettre de me chauffer correctement dans le minuscule taudis où je vais certainement finir mes jours.

    Encore si misérable malgré mon grand âge. Je n’ai pratiquement rien pour me soigner et de toute façon, je n’ai aucune confiance dans les médicaments « spécial pauvres » auxquels j’ai accès.

    J’espère que je vais passer cet hiver. Il le faut. Sinon vous n’aurez jamais la fin de cette histoire.
    Je suis emmitouflé dans des couvertures en buvant des boissons chaudes mais ça ne suffit pas. Froid. Je grelotte en regardant les stalactites de glace qui pendent à l’encadrement de la fenêtre, dehors. Il neige encore.
    Tellement crispé par le froid que mon dos me fait mal.

    Je ne sais plus si je vous en avais déjà parlé, mais depuis très jeune j’avais commencé à avoir des problèmes de dos. Depuis la Glacière déjà. Dès les premières années que j’ai passées dans le Tharseim.
    Mais à l’époque j’étais plein de vigueur et mes douleurs n’étaient que passagères. Cela s’est aggravé avec le temps, les petits accidents se sont accumulés. Je n’ai pu accéder qu’à des emplois très durs physiquement, pendant la plus grande partie de ma vie. Maintenant je suis voûté en permanence.

    Vieille petite chose qui semble plier sous le poids d’un fardeau trop lourd. Quand je me regarde dans un miroir, j’ai moi-même du mal à reconnaître le jeune homme que j’ai été.

    Mais lorsque j’ai découvert Celtica je n’avais que vingt-trois ans. J’avais encore le regard vif, la tête bien droite et le dos solide.

    Nous étions au tout début de l’automne lorsque j’ai quitté Wudest dans le super-camion de Josh Rollmann.
    Dans les grandes plaines nordiques, le temps change brutalement à partir de l’équinoxe. L’été est déjà frais et assez pluvieux, d’autant que la brume de pollution voile le soleil même quand il fait beau.

    Il tombait de la pluie ou de la neige fondue par intermittence depuis une semaine quand nous sommes partis. Puis les averses se sont transformées en orages et les orages en tempêtes. Le mauvais temps nous a accompagnés pendant tout le voyage ou presque.

    lightning

    Il y eut cette année-là de terribles inondations dans les plaines de l’est du Tharseim. Le sol est tellement recouvert de béton et d’asphalte qu’il ne parvient plus à absorber les surplus d’eau. Quand les canaux et les égouts débordent c’est la catastrophe.

    Le camion de Josh était équipé de roues énormes, mais aussi d’un système de coussins d’air lui permettant de passer en mode amphibie. Nous traversions les cités-dortoirs et les complexes industriels inondés, où des gens avaient tout perdu et même parfois la vie.
    Si je n’avais pas insisté, nous ne nous serions pas arrêtés plusieurs fois pour porter secours à des gens qui risquaient leur vie pour ne pas abandonner leur véhicule, leur logement ou leur commerce. Les secours étaient complètement débordés. Désolé pour le mauvais jeu de mot, c’est venu tout seul.

    En tant que transporteur-livreur, Josh n’avait pas le droit de se permettre le moindre retard sur l’itinéraire prévu. En acceptant de venir en aide à des gens, il prenait le risque de perdre son travail et devait redoubler d’efforts pour rattraper le retard. Concrètement, chaque détour ou contretemps était ensuite rattrapé sur ses heures de sommeil.
    Ce genre de situation montre bien l’absurdité d’un système où l’argent est plus important que la vie des individus. Le routier qui ne respecte pas ses horaires et ses délais perd son job, qu’il ait sauvé la vie de toute une famille ce n’est pas le problème de l’entreprise.

    Alors nous nous arrêtions le moins possible. À travers les vitres de ce camion, j’ai été le témoin impuissant de scènes épouvantables.

     

    Le Tharseim est tellement immense qu’il nous fallut trois semaines de route pour atteindre Celtica. Et nous ne traversions que l’est du pays.

    Ce périple me donna l’occasion de décrocher des différentes drogues que j’avais consommées. Heureusement, j’avais évité les produits les plus addictifs et le sevrage se passa relativement bien.

     

    La capitale maritime des nordiques est située au sud-est du Tharseim, au bord de la Mer du Silence. Probablement la partie du pays où le climat est le plus clément. Cette mer doit son nom à ses eaux calmes en comparaison de l’océan tumultueux auquel elle donne accès.

    La Mer du Silence forme un grand golfe entre le Cap de Lorendal au nord et la Péninsule de Cruzco au sud. La frontière entre la péninsule nemosiane et le Tharseim est délimitée par l’embouchure de la Mer Orange.

    Du fait de sa proximité avec la frontière, Celtica sert de porte d’entrée à de nombreux migrants espérant entrer dans le Tharseim. Ombrouge pour ceux qui viennent de l’ouest ou du centre, Celtica à l’est.

    Certains migrants tentent même de remonter la Mer Orange dans des embarcations de fortune pour essayer d’entrer illégalement par la mer. Beaucoup se noient. Josh m’avait même dit qu’il soupçonnait les autorités nordiques de couler elles-mêmes les navires clandestins.

     

    Celtica est une mégapole un peu moins glauque que Wudest. Malgré la grisaille omniprésente, commune à toutes les villes de ce pays, elle bénéficie d’un meilleur climat et surtout d’un accès à la mer.
    Par chance il faisait beau le jour de notre arrivée. Je n’avais pas vu le déferlement des vagues ni senti l’iode marin depuis huit ans. Ces sensations ravivèrent des souvenirs de mon enfance et c’est avec beaucoup d’émotion que j’ai passé des heures à contempler la mer.

    Storm on the beach

     

    Josh avait droit à quelques jours sur place pour effectuer ses livraisons, prendre un peu de repos et repartir avec d’autres marchandises. Il en a profité pour me faire visiter la cité et ses environs.

    La mégapole elle-même ressemble à toutes les autres. En revanche une partie de la côte est constituée de falaises abruptes et les Thars ne les ont pas détruites. Un coin de nature préservé à quelques kilomètres à peine des gigantesques tours de verre et de métal.

    Ces falaises allaient devenir mon refuge, l’endroit où je suis venu prendre mon petit bol d’air régulier, pendant les années que j’ai passées à Celtica.

     

    Au bout de trois jours, Josh m’avait dégoté une petite chambre juste en périphérie du ghetto réservé normalement aux migrants. Officiellement il n’y a pas de ghettos, mais les logements dans les quartiers thars sont en général trop chers pour les étrangers. J’ai eu la chance d’habiter un modeste quartier nordique pendant quelques temps.
    Josh était ami avec une famille d’ouvriers thars, qui après trois générations de labeur acharné, étaient parvenus à devenir propriétaires dans un petit immeuble de leur quartier accolé aux bidonvilles des étrangers. Ils acceptèrent de me louer ce minuscule logement et m’aidèrent même à trouver mon premier boulot à Celtica.

    Puis Josh a dû repartir. Nous nous sommes promis de rester en contact par le biais de ses amis, quand il serait de passage dans la région. Après une accolade virile mais non moins émouvante, il a repris la route.

    J’ignorais alors que je ne le reverrais jamais plus.

    Il n’en avait parlé à personne, mais les quantités d’alcool qu’il ingurgitait à longueur de temps avaient totalement détruit son foie. Il mourut d’un cancer fulgurant trois mois plus tard, laissant derrière lui une veuve et deux orphelines.

    J’ai arrêté de boire.

    Je repense encore à ce grand bonhomme avec des larmes aux yeux, soixante-dix ans plus tard. Il m’avait sorti de la panade, m’avait aidé à me relever. Il avait même refusé que je dépense mes économies ridicules pour participer à notre voyage, si ce n’est pour payer ma nourriture.

    Ce gars m’avait donné un des plus beaux coups de pouce de ma vie, et je n’ai jamais pu lui rendre la pareille. À peine lui dire merci.

    Paix à ton âme, mon ami.

     

    ♦♦♦

     

    Celtica était au départ le nom de toute la région, avant qu’elle ne soit plus qu’une seule et unique mégapole. Une région qui a failli devenir un pays à part entière. Il y a dans ce coin une forte identité culturelle, héritée semble-t-il d’une très ancienne peuplade de la Terre antique.

    D’après ce qu’on m’a raconté, les fondateurs de la première ébauche d’agglomération étaient tous issus d’une même partie de l’hémisphère nord, sur notre monde d’origine. Des pays différents mais qui partageaient des racines communes.

    Pendant les premiers siècles de la colonisation, il paraît que c’était une région magnifique. Tout en étant très fiers de leur culture, ses habitants étaient ouverts aux étrangers et ils ont toujours été des grands voyageurs. Si vous croisez un Thars loin de son pays, vous avez deux chances sur trois qu’il vienne de Celtica.

    Le Tharseim n’a jamais voulu leur laisser l’autonomie. L’histoire locale est pleine de rebondissements politiques, parfois même d’affrontements armés.

    Au fil du temps, compromis et accords commerciaux ont fini par avoir raison des velléités d’indépendance de Celtica. Les autres nordiques les ont intégrés, grignotés, assimilés. Sans violence, lentement mais sûrement. Comme ils sont en train de le faire avec la Nemosia.

     

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    Mon premier emploi à Celtica n’était pas terrible, mais j’ai pu gagner un peu d’argent dès mon arrivée.

    On n’embarque pas du jour au lendemain sur un navire de pêcheurs quand on est migrant. Il faut d’abord faire ses preuves dans les nombreux élevages de poissons, crustacés ou coquillages qui bordent la côte.

    Mais je savais qu’un jour je pourrais prendre la mer à nouveau. J’ai pris mon mal en patience et suis allé travailler dans des exploitations intensives, dont la cadence infernale et les maltraitances sur les animaux n’avaient rien à envier à leurs homologues terrestres de la région de Wudest.
    Par la suite j’ai compris pourquoi la progression des migrants souhaitant devenir marins se fait de cette manière.

    Si la Mer du Silence porte ce nom, c’est en raison du calme de ses courants à l’origine. Puis la pollution et l’exploitation des ressources en ont fait un monstrueux dépotoir marin. Un vaste cimetière aquatique encombré de débris flottants, de déchets toxiques et de cadavres de migrants clandestins. Elle porte d’autant mieux ce triste nom.

    Pour aller pêcher des espèces sauvages n’ayant pas encore disparu, il faut aller très loin des côtes. Beaucoup de chalutiers parcourent des centaines de milles nautiques pour rejoindre l’Océan Armaz, tellement immense que même les Thars n’ont pas encore réussi à le dépeupler de toutes ses espèces.

    Il faut partir des semaines en mer, voire des mois, affronter la violence de l’océan et revenir avec des cargaisons de poissons découpés, conditionnés et congelés à même le bateau-usine.

    Les pêcheurs ne recrutent donc que des ouvriers qui ont au moins une petite réputation de fiabilité et des affinités avec l’élément marin. Il faut d’abord faire ses preuves dans les élevages côtiers, puis dans les petits navires qui raclent encore les fonds de la Mer du Silence, avant d’embarquer pour l’océan.

    Ainsi passa l’automne puis l’hiver.

    Cette année 532 avait été particulièrement intense pour moi. J’ai failli mourir lynché, puis j’ai failli connaître l’amour. Ensuite je me suis lié d’amitié avec un Thars, tout en devenant l’ennemi d’un compatriote calsy. J’ai connu la rue, les squats. La toxicomanie.

    Puis finalement j’étais arrivé à Celtica, et j’allais y rester un petit bout de temps.

    Les premiers mois se sont déroulés sans évènement marquant, si ce n’est quand j’ai appris le décès de Josh par les propriétaires de mon logement. Des nordiques avec qui je m’entendais plutôt bien au début, mais ça n’a pas duré.

    J’ai gravi lentement les étapes imposées pour pouvoir prendre à nouveau la mer, enfin. J’ai fait de très belles rencontres et d’autres horribles. Je vous raconterai tout ça très bientôt.

    Enfin, j’espère. »

    – Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°6 [journal illégal]

    Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 602 du calendrier planétaire.