(si ce n’est pas déjà fait, vous pouvez lire la première partie ici)
Valoki, province de Leda – Année 606.
L’énorme porte à double battant s’ouvrit.
Pour la deuxième fois de sa vie, Naëlis entra dans la grande salle du Conseil Veneris. Encore vêtue de la robe vert pâle des Koré, la jeune femme s’avança jusqu’au centre de la salle circulaire en faisant son possible pour maîtriser sa respiration.
En face d’elle trônait une grande table en demi-cercle, derrière laquelle étaient réunies les douze Veneris Matria les plus sages et les plus puissantes de l’ordre Ophrys.
Derrière les vénérables doyennes se tenaient d’autres Veneris un peu moins âgées, ainsi que des Matria. D’immenses vitraux colorés filtraient la lumière du jour qui se déployait dans la grande salle en rayons multicolores. Tous les regards étaient braqués sur elle.
Dans un silence impressionnant, Naëlis se plaça au milieu du cercle tracé sur le sol, pour être à la même distance de toutes ses juges.
Conformément à la tradition, elle défit sa robe verte et la laissa tomber à ses pieds. Quoi qu’il advienne, elle allait devenir une Shaïli ou serait chassée de l’ordre. Mais elle ne serait plus jamais une Koré.
Elle se retrouva entièrement nue devant les regards scrutateurs du Conseil. Dépouillée symboliquement de tout artifice, de toute protection.
Naëlis joignit ses mains devant son sexe, pudique. Elle surprit des lueurs d’envie dans certains regards qui parcouraient les courbes harmonieuses de son corps juvénile.
La Veneris qui présidait la séance était Matria Laureline, une femme autoritaire aux longs cheveux gris, dont la peau était presque aussi pâle que celle de Naëlis. Assise au centre de la grande table en croissant, elle lui adressa la parole d’une voix ferme.
— Bienvenue dans la salle du Conseil, jeune femme. L’ensemble des Veneris tient à te féliciter pour avoir brillamment réussi les quatre examens pratiques et théoriques de l’épreuve des Shaïli. Comme tu le sais, il te faut maintenant convaincre le Conseil que tu mérites bien de passer au rang supérieur. Pour commencer, nous souhaitons que tu te présentes.
— Merci, vénérée mère. Je m’appelle Naëlis et je…
— Naëlis comment ? demanda sèchement une autre Veneris.
— Eh bien, Naëlis tout court. Je n’ai pas de nom de famille.
Elle eut bien du mal à contrôler les tremblements de sa voix.
— Ah oui… une orpheline. D’où penses-tu venir, Naëlis tout court ?
La Veneris qui lui adressait la parole était Matria Pelila, une vieille revêche dont la réputation de dure à cuire avait fait le tour du monastère. Naëlis remarqua son demi-sourire alors qu’elle lui posait la question qu’elle savait blessante.
— Je n’en sais rien, vénérée mère.
— Ton apparence évoque des origines nordiques, assena la vieille acariâtre. N’as-tu aucun souvenir de ta prime enfance ?
— Non, aucun. J’étais bien trop petite quand j’ai été recueillie.
Elles ne vont quand même pas me refuser à cause de mes origines supposées, quand même ?
Les douze Veneris la fixaient avec intensité, sondant ses émotions et traquant le moindre mensonge. Naëlis savait qu’elle ne pouvait rien leur cacher. Matria Laureline reprit la parole.
— As-tu déjà trahi la confiance qu’on t’a accordée, mon enfant ? As-tu des ennemies au sein du monastère ?
— Non, vénérée mère. J’ai toujours respecté les autres et je n’ai pas vraiment d’ennemies.
Un moment de silence suivit ces mots.
— On nous a rapporté qu’il t’arrive d’interpréter les consignes à ta manière, ou de les remettre en question. Et aussi que tu t’es attirée l’animosité de certaines de tes consœurs.
— Je… j’ai du mal à appliquer les consignes que je ne comprends pas. Il m’est arrivé de discuter avant d’accomplir mes tâches, mais je les ai toujours accomplies. Pour les consœurs avec lesquelles je ne m’entends pas, eh bien… certaines Koré pratiquent régulièrement la discrimination et le harcèlement. J’en suis l’une des victimes, en dépit des interdictions prononcées par le Conseil.
Des murmures indignés parcoururent la salle. Cette affirmation mettait en défaut la vigilance des enseignantes et la valeur morale des autres futures Shaïli. Pour certaines Veneris, c’était de l’insolence.
— Silence ! ordonna la présidente de séance. Tu prétends que certaines de tes camarades te manquent de respect ? Si c’est le cas, les penses-tu indignes de faire partie de notre ordre ?
— C’est la vérité, vénérée mère. Et je pense en effet que certaines Koré ne méritent pas de devenir des Shaïli.
Nouvelle vague de murmures désapprobateurs. « Quelle impertinence ! Qui est-elle pour prétendre juger des Sœurs de son rang ? », « En voilà une qui ne manque pas de culot ! », « Elle se prend déjà pour une Matria »…
— Silence, mes chères Sœurs… intervint à nouveau la présidente de séance. Naëlis, quelles sont les bases du respect qui d’après toi, font défaut à certaines Koré ?
— Pour moi, respecter les autres signifie accepter leurs différences. Faire en sorte de ne pas leur nuire pour s’accomplir personnellement. Partager, être juste. Accorder à chacun le même espace, la même liberté. La même valeur.
— Tu parles de liberté, dit la vieille acariâtre avec un ricanement. Es-tu bien consciente qu’en devenant une Shaïli, ton devoir devra passer en priorité devant ton libre arbitre ?
— J’en suis tout à fait consciente, vénérée mère. À partir du moment où je comprends la raison de mes ordres et leur bien-fondé, je suis heureuse d’accomplir mon devoir. J’aime travailler avec les insectes et je ne…
— Et si les ordres qu’on te donne te semblent injustes ?
— Dans ce cas, j’en parle avec la supérieure qui me les a donnés.
— Matria Aemi, avancez je vous prie, demanda Matria Laureline. Que pensez-vous de votre élève à ce sujet ?
Matria Aemi était l’enseignante principale de Naëlis depuis sept ans. Elle sortit du groupe des Matria qui se tenaient derrière la grande table et se plaça face aux membres du Conseil.
— Naëlis est ma meilleure élève, comme vous le savez déjà vénérées mères. Il est vrai qu’elle discute parfois les ordres mais elle ne m’a jamais manqué de respect. À chaque fois qu’elle a remis mes consignes en doute, nous en avons parlé ensemble. Il m’a suffi de lui expliquer le pourquoi des choses et nous sommes finalement toujours tombées d’accord.
— Merci pour votre témoignage, Matria Aemi.
La femme aux yeux bridés inclina la tête et rejoignit les rangs des autres Matria vêtues de blanc.
— Maintenant jeune femme, nous voulons que tu nous expliques à quoi correspondent les différentes couleurs de l’aura, en particulier chez l’être humain.
(domaine public)
Naëlis expliqua que ces couleurs correspondaient à celles des sept chakras principaux, les centres énergétiques du corps, plus le noir. Tous les humains possédaient plus ou moins toutes les couleurs dans leur aura, mais réparties de manières totalement différentes selon les individus et les situations.
Chaque aura était unique, comme une empreinte digitale.
Il fallait aux initiées un peu de concentration pour les voir. Les couleurs dominantes formant le halo autour de la silhouette renseignaient sur le caractère général d’un individu, et dans ce halo apparaissaient brièvement des taches, des formes géométriques (cercles, spirales, volutes…) ou des rayons de lumière selon ce que la personne était en train de faire, dire et ressentir.
Ces formes éphémères, lorsqu’elles étaient persistantes et décolorées, manifestaient un blocage émotionnel ou une obsession.
Les problèmes psychologiques (névroses, psychoses, troubles de la personnalité…) ou physiques (maladie, fracture, infection…) étaient visibles à travers des taches persistantes déchiffrées à travers leur forme et toutes les nuances du gris au noir.
Ces taches restaient en permanence devant la partie du corps touchée, elles gagnaient en taille et en noirceur si le problème s’aggravait, ou rétrécissaient, pâlissaient et disparaissaient au fur et à mesure de la guérison.
L’interprétation logique des couleurs ne suffisait pas à déterminer précisément une affection, malgré les écrits détaillés des Sœurs, une partie de ce décryptage échappait à la raison et semblait inhérente à l’intuition développée par le Seid.
On ne savait pas expliquer comment les moniales parvenaient à différencier avec autant de précision les différentes émotions et les problèmes de santé. Par exemple deux taches noires situées au niveau du front, d’apparence totalement similaires pour un profane, pouvaient très bien révéler une déficience mentale et une tumeur au cerveau.
Il arrivait que les Sœurs se trompent, mais très rarement. Même elles étaient incapables de décrire précisément tout ce qu’elles ressentaient à travers des explications logiques. Pourtant une chose était certaine, leurs facultés fonctionnaient.
(crédit image : Adamo Corazza)
Naëlis poursuivit son énonciation en détails :
Rouge – 1er chakra : Anus/sacrum.
Santé physique, bien-être, tonus (rouge plus ou moins vif). Colère (rouge foncé), dégoût (rouge terne), violence imminente (rouge sang). Un rouge presque noir montre une colère enfouie que la personne porte en permanence et dont elle n’arrive pas à se séparer.
Orange – 2ème chakra : Ventre/sexe.
Faim et digestion (orange foncé, brun) ainsi que sexualité (orange vif). Un orange très pâle sur une personne adulte peut désigner impuissance, frigidité ou stérilité. Lorsqu’une femme tombe enceinte, l’aura du fœtus apparaît clairement sur le ventre dès les premiers jours et se développe, ce qui ne laisse aucune possibilité de dissimulation.
Jaune – 3ème chakra : Sternum, plexus solaire.
Émotions de joie (jaune vif ou doré) ; peur/stress (jaune pâle, couleur du soufre) ; ou honte/culpabilité (jaune sale, verdâtre).
Vert – 4ème chakra : Cœur universel.
Confiance, compassion, sentiment d’amour platonique, amitié (vert émeraude intense) ; méfiance (vert-de-gris) ; mépris ou jalousie (vert foncé, terne, presque noir).
Rose – 4ème chakra : Cœur charnel.
Tendresse, ou sentiment d’amour avec un désir physique. Plus le rose est pâle, plus il s’agit de tendresse et de sentiments purs ; un rose vif correspond à un sentiment amoureux ; un rose presque rouge révèle une passion très forte, qu’on retrouve aussi dans la zone génitale avec la couleur orange très vive.
Bleu – 5ème chakra : Gorge, thyroïde.
Communication sincère (bleu vif) ; mensonge (bleu pâle ou grisâtre) ; double sens ou allusions cachées (bleu nuit) ; sincérité + compassion = bleu turquoise (« la parole d’un véritable ami » selon les principes de l’ordre Ophrys).
Violet – 6ème chakra : Front, troisième œil.
Capacités liées au Seid, clairvoyance, guérison, apaisement et visions. Plus le pouvoir est puissant plus le violet est intense, du mauve au violet foncé. Le violet est très légèrement présent chez les personnes qui n’ont développé aucune faculté psychique, plus ou moins intense et étendu selon leur potentiel.
Blanc – 7ème chakra : Fontanelle, crâne.
Pureté, spiritualité, sagesse (un blanc grisâtre évoque des manques dans la volonté spirituelle, gris foncé ce chakra révèle une absence totale de spiritualité).
Noir – chakra en mauvaise santé, toutes les parties du corps peuvent être touchées. Du gris clair au noir profond selon la gravité de la blessure, maladie ou infection. La souffrance est également visible, qu’il s’agisse d’une douleur physique ou psychologique.
À l’instant de la mort l’aura disparaît instantanément. Selon la croyance la plus répandue en Valoki, l’énergie de la personne se disperse dans l’air, la terre et l’eau, pour nourrir le monde.
Seule son essence la plus pure, son âme, s’élève jusqu’aux étoiles au royaume de la paix éternelle. Le corps est offert aux flammes pour qu’elles guident l’âme dans son ultime voyage vers l’infini.
(crédit image : Mirzolot2)
— Je crois que je n’ai rien oublié.
— As-tu déjà eu des relations sexuelles ? demanda une autre Veneris de but en blanc.
La question surprit Naëlis.
— Euh… oui, vénérée mère.
— Avec un homme ?
— Non bien sûr, uniquement avec des consœurs.
— Entretiens-tu des relations sentimentales avec une ou plusieurs de tes consœurs ? renchérit Matria Pelila, la revêche.
Naëlis hocha la tête négativement.
— Je n’ai pas bien entendu, insista la Veneris.
— Je reconnais avoir un lien privilégié avec l’une d’elles, vénérée mère. Mais nous sommes simplement de très bonnes amies et parfois nous…
— Ça suffira. Merci pour ta franchise.
Les douze Veneris se consultèrent du regard en silence quelques instants, puis leur décision était prise.
— Puisque tu as réussi les quatre parties de l’épreuve, Naëlis, en accord avec nos traditions, quelle est la branche de l’ordre que tu choisis ?
Le cœur de Naëlis fit un bond dans sa poitrine. Cette question signifiait qu’elle était acceptée.
— Je souhaite intégrer les Melishaï, vénérée mère.
La présidente de séance se tourna vers l’assemblée des Matria.
— Avez-vous délibéré de votre côté, chères Sœurs ?
Elorine s’avança à l’intérieur de l’arc de cercle formé par la grande table.
— Si le Conseil me donne son assentiment, je me porte volontaire pour guider la future Melishaï ici présente.
— Bien. Et toi Naëlis, acceptes-tu Matria Elorine comme supérieure directe, consens-tu à respecter son autorité et à accomplir toutes les tâches qu’elle te confiera ?
— J’y consens, vénérées mères. Et j’en suis honorée.
— À genoux, jeune femme.
Naëlis s’agenouilla sur le sol dallé, toujours aussi nue qu’au premier jour.
Une Veneris ouvrit une petite boîte pour en sortir un collier constitué d’une fine chaîne argentée et d’une pierre translucide ayant la couleur du miel. Elorine s’avança jusqu’à Naëlis en tenant le collier dans ses mains.
La nouvelle Shaïli prononça ses vœux d’obéissance, de célibat, de pureté morale, de non-violence, elle jura de respecter toutes les formes de vie. Elle promit solennellement qu’elle ferait de son mieux pour être digne de sa fonction jusqu’au jour de ses trente ans.
Alors Elorine passa le collier autour de son cou. La pierre d’Ambremiel se logea entre ses seins tout contre son cœur, diffusant déjà une onde agréablement apaisante.
— Puisse la sagesse de notre fondatrice éclairer ton chemin, dit Elorine avec emphase. Relève-toi, jeune Shaïli.
Naëlis se redressa. Une autre Matria vint lui apporter une robe bleu pastel qu’elle s’empressa de revêtir.
— Qu’il en soit ainsi, déclara la présidente de séance. Nous t’accordons cette place au sein de l’ordre Ophrys, en souhaitant que le passage des années viendra adoucir ton esprit contestataire. Je te souhaite personnellement une belle et longue carrière, Melishaï.
Naëlis s’inclina respectueusement et sortit de la salle du Conseil, radieuse.
Ainsi se termina son épreuve des Shaïli. Elle eut droit à des compliments enjoués de la part de ses rares amies et bien sûr de Liselle. Elle allait devenir une des meilleures Melishaï du monastère de Leda.
Les Veneris avaient cependant commis une petite erreur de jugement : jamais le temps n’apaiserait son esprit rebelle et ses questionnements.
(crédit illustration : Spirit-Fire)