« C’est Bakir Meyo, bonjour.
Mes excuses pour la dernière fois, ma conclusion était un peu brusque. J’avais encore dépassé l’espace qui m’est imparti pour chaque numéro… mes amis du journal couperont avec justesse si nécessaire, je leur fais entièrement confiance. Mais tout cela mérite une petite explication.
Je me retrouvais donc dans une situation inextricable, avec un mort sur les bras. Corps ensanglanté de mon ami Relg, que j’avais à peine eu le temps de connaître. Cette liste de noms… et cette adresse griffonnée sur un bout de papier, qu’il avait tenté de sortir de ses poches.
Incapable de reprendre mes esprits en présence du cadavre, complètement paniqué, je quittais mon domicile pour aller prendre l’air. J’emportais avec moi ces documents pour lesquels Relg avait été, selon toutes les apparences, mortellement blessé. Je n’avais pas d’autre piste pour essayer de comprendre ce qui se passait.
À peine dans le couloir, je recouvris d’ailleurs un peu de lucidité.
Alerter la police ? pensais-je. Il paraît que dans les cas d’homicide, la personne qui trouve le corps est toujours le premier suspect. Immigré et sans argent, j’allais me faire broyer par la machine judiciaire. Coupable tout désigné. Règlement de compte entre deux étrangers, rabâcheraient les médias, tellement banal.
Tous ces gens sur cette liste, des étrangers également… et si c’était pour eux que Relg était mort ? Non, surtout pas la police.
Mon pauvre ami saignait en arrivant chez moi, aussi j’entrepris d’inspecter le sol dans l’immeuble. Par chance, ses épais vêtements avaient absorbé la majeure partie du sang qui s’écoulait de sa blessure. Me munissant d’ustensiles de ménage par un bref retour dans mon studio, je nettoyais les rares taches que je trouvais dans le couloir et l’ascenseur. Il était tard, personne ne me dérangea.
Je quittais l’immeuble avec soulagement, marchant dans les rues froides en serrant les feuilles du dossier sous les pans de ma veste. Quelques squatteurs occupaient encore les rues délabrées du ghetto, aucun ne m’adressa la parole. Je marchais vite, tellement stressé que je dégageais sans doute une énergie d’apparence agressive.
Quand la fatigue de la marche apaisa quelque peu ma tension nerveuse, je m’assis un instant sur un banc, à côté d’un lampadaire encore en état de marche dans ce quartier aussi miteux que le mien. Trois fois que je passais devant. Je vérifiais une dernière fois l’adresse sur le petit bout de papier. Pas de doute, j’y étais.
Après avoir soufflé un bon coup, je m’avançais dans l’immeuble vétuste. Ascenseur en panne. Six étages plus haut, j’hésitais encore devant la porte. Il devait être deux heures du matin. Ma main tremblait alors que j’appuyais sur la sonnette une première fois, puis une deuxième. Là j’entendis des mouvements dans l’appartement, on me regardait sûrement à travers le judas.
— Qui vous êtes ? fit une voix étouffée derrière la porte.
— Navré de vous déranger si tard… je suis Bakir Meyo, un ami de Relg.
— Connais pas ! répondit sèchement l’homme. Vous devez vous tromper d’adresse.
— Il m’a confié des documents pour vous, insistais-je.
La porte s’entrouvrit alors, j’aperçus le visage d’un homme aux yeux bridés dans la pénombre. C’était sans doute un Valokin, âgé d’une trentaine d’années. Il me fixa attentivement dans les yeux, ouvrit plus grand et jeta un regard dans le couloir.
— Entrez. Ne faites pas de bruit, mes enfants dorment.
Je le suivis en silence le long d’un couloir plongé dans l’obscurité. À l’entrée d’un petit salon éclairé par une lumine tamisée, il se tourna brusquement vers moi en pointant un pistolet à plasma.
— Du calme, je ne vous veux pas de mal ! m’exclamai-je en levant maladroitement les mains.
Les listes de noms s’éparpillèrent alors par terre.
— Moins fort ! me lança le Valokin. C’est ça vos documents ? Comment connaissez-vous Relg ? Et cette adresse ? Pourquoi je ne vous connais pas, moi ? Qu’est-ce qui vous prend de venir ici à une heure pareille ?
— Je… je n’y comprends rien moi-même, bafouillais-je. Relg est arrivé chez moi blessé à mort, il avait ce papier avec votre adresse dans sa poche. Les noms de ces listes me semblent appartenir à des étrangers, j’ai peur que tous ces gens soient en danger. Je vous assure que…
Je ressentis un coup violent derrière mon crâne, le sol se déroba sous mes pieds. Rideau.
♦
J’ouvris les yeux, attaché à une chaise. L’impression que ma tête servait de caisse de résonance à un percussionniste fou.
La personne qui m’avait assommé par derrière était simplement l’épouse de l’homme qui m’avait ouvert. Tous deux face à moi, un couple de Valokins. À cette époque, leur peuple avait encore le droit de circuler et de vivre dans le Tharseim. Deux enfants dormaient au fond de l’appartement, mais je ne les vis jamais.
Je vous passe les détails de l’interrogatoire qu’ils me firent subir, sans violence physique mais très agressif. Ils étaient surtout inquiets, ce que je pouvais comprendre. Je réussis à les convaincre de ma bonne foi après une bonne heure, et ils me détachèrent.
Leur attitude changea du tout au tout, ils me firent de plates excuses et m’accueillirent comme un ami. Des personnes gentilles en réalité, très mal à l’aise de ce premier contact. Nous avons discuté un long moment, à voix basse dans la cuisine.
Ils m’avouèrent appartenir à un mouvement illégal composé en partie d’étrangers, mais qui comptait également des Thars issus de toutes les castes. La Main Opaline.
Elle œuvrait déjà, à cette époque, pour dénoncer les mensonges de la propagande et les injustices. Ses membres agissaient dans l’ombre en informant les gens, en essayant de les réunir avec l’espoir de fonder les bases d’une nouvelle société. Un système qui ne serait plus basé sur l’exploitation de l’Homme par l’Homme.
Mon défunt ami Relg faisait partie d’une antenne locale de la Main Opaline. Il s’était débrouillé pour intercepter ces listes de noms appartenant à des membres de l’organisation. Démasqué, blessé et pourchassé, il avait miraculeusement échappé à ses poursuivants avant de venir mourir chez moi.
Le couple de Valokins me remercia plusieurs fois de leur apporter ces listes, je venais de leur sauver la vie. Ainsi qu’à toutes ces personnes figurant dans le dossier. Mais l’antenne de Celtica était compromise, les immigrés appartenant à la Main Opaline y étaient nommés dans leur intégralité. Sans doute y avait-il un agent double dans leur groupe, ou plusieurs.
Et voilà que je venais d’entrer dans ce mouvement dissident, bien malgré moi. Enrôlé par la force des circonstances.
Mais que pouvais-je leur reprocher ? Des étrangers et des Thars combattant ensemble un système oppresseur que je subissais moi aussi. Des braves gens qui en avaient juste assez qu’on les manipule pour les maintenir dans l’ignorance et l’asservissement. Assez de tous ces mensonges qui tentaient de masquer les travers de cette société en déclin, ne cessant de s’éloigner de la démocratie tout en prétendant le contraire.
Dans une société injuste, l’éthique et la dignité poussent parfois à la désobéissance.
Quand cette société devient tyrannique, elle considère d’abord cette désobéissance comme un délit, puis comme un crime. Et c’est exactement le chemin qu’a pris le Tharseim au cours des décennies qui se sont écoulées, depuis que je suis dans ce pays. Lentement mais sûrement, le totalitarisme s’est imposé. Encore une fois.
Alors non, même après toutes ces années, tout ce que j’ai dû affronter à cause de mon investissement dans ce mouvement, je n’ai pas de regret. Être dans l’illégalité par humanisme, j’en suis fier.
La Main Opaline a pris de l’ampleur depuis tout ce temps. Je ne serai sûrement plus là pour le voir de mes yeux, mais je suis sûr qu’un jour ce mouvement fera de grandes choses pour ce pays.
♦
Mais revenons à cet été 536.
J’adhérais avec enthousiasme, ils me donnèrent une autre adresse à laquelle me présenter.
Il fallut ensuite régler le problème du corps de Relg. Ce couple de Valokins charmants me surprit car ils savaient comment faire, et me fournirent même le matériel. Ils avaient été confrontés à un problème similaire quelques semaines plus tôt. Agir en résistance face à une dictature, c’est se retrouver dans des situations très dures par moments, sordides même, à la mesure de l’oppression qui œuvre en face pour nous détruire.
L’aube approchait alors que je les quittais, encombré de paquets dissimulant surtout des bidons en plastique. Nos adieux furent d’autant plus émouvants que nous n’allions plus jamais nous revoir, et nous le savions. Ils allaient s’éloigner de Celtica quelques jours plus tard en urgence, et tenter leur chance ailleurs, peut-être même quitter le Tharseim. Je ne l’ai jamais su.
Je contactais mon employeur en prétendant être malade, puis je rentrais dans mon appartement avec l’angoisse au ventre. Le pauvre Relg commençait à sentir affreusement mauvais.
Seule solution discrète : dissoudre le corps. Avec de l’acide, pensez-vous peut-être. Surtout pas, on venait de me l’expliquer. Certains acides sont tellement puissants qu’ils peuvent tout faire disparaître, mais la concentration nécessaire attaquerait aussi la baignoire et les canalisations. Il fallait en évacuer un maximum, en transportant le moins possible, donc… siphon.
À l’inverse de l’acide, nous avons le basique. Presque aussi corrosif sur les tissus organiques si la concentration est suffisante. La soude caustique utilisée pour déboucher est parfaite, sauf qu’il en faut quelques litres. J’ai ouvert toutes les fenêtres et activé plusieurs diffuseurs de parfum. Masque respiratoire sur le visage, je disposais le corps de Relg comme je le pouvais dans ma modeste baignoire à sabot, et je versais le produit. Je ne vous décrirai pas ce que j’ai vu tellement c’était horrible. Mais oui, j’ai regardé un peu, je n’ai pas pu m’en empêcher. Et je suis allé vomir avant de m’éloigner.
Il fallut y retourner pour repositionner le corps, maudite baignoire à sabot. Malgré tous mes vertiges, mes régurgitations et mes pleurs, j’y suis arrivé. Cela ne prit « que » quelques heures et il ne resta plus que les os tout blancs, bien propres. Tout le reste était liquéfié. Je laissais s’écouler la soupe immonde et nettoyais à grande eau, avec tous les produits d’hygiène qui me passaient sous la main.
Suivant les consignes du couple dissident, je démantelais ensuite le squelette en pièces détachées, et répartissais les os dans plusieurs sacs différents, que je pris soin de lester et d’emmener avec moi, un par un, lors de mes balades en bord de mer…
Il me fallut toute la journée pour faire disparaître la moindre trace, le moindre vêtement, la moindre odeur, et encore quelques jours pour me débarrasser des os. Mais c’était fait.
Ma baignoire avait rarement été aussi propre, comme neuve. Si aujourd’hui je me permets un peu d’humour noir à ce sujet, c’est avec plus de soixante ans de recul. À l’époque j’en aurais été incapable.
Pauvre Relg, tu méritais mieux que ça.
Après une courte nuit de repos, je repris la mer sur un bateau de pêche pour gagner ma pitance. Je détestais la Mer du Silence, morne et plate, à moitié ravagée et très sale.
Comme j’étais assez bon matelot, on me promit d’appuyer ma demande de partir pour l’océan. Mais en attendant, j’avais encore quelques mois à passer sur les petits rafiots qui restaient près des côtes, pour racler les dernières ressources vivantes de cette mer polluée, épuisée. Le seul avantage à ce moment, c’est que je rentrais encore chez moi tous les soirs.
Quelques jours après, alors qu’une nuit estivale s’étendait sur la mégapole de Celtica, je pris le chemin de cette nouvelle adresse que le couple de Valokins m’avait confiée.
Une jeune Nemosiane à l’air soucieux m’ouvrit la porte. Je tentais de bégayer nerveusement quelques explications dans lesquelles se mêlèrent les mots Relg, problème, liste de gens, couple de Valokins, et cela lui suffit. Elle me fit un sourire aussi nerveux et m’invita à entrer.
Elle n’était pas particulièrement belle, mais quelque chose dans son regard et son sourire me troubla tout de suite. Une sensation familière, agréable, que je n’arrivais pas encore à définir.
Notre première rencontre n’avait rien d’un coup de foudre, pourtant je venais de trouver la femme de ma vie. Et pas dans n’importe quelles circonstances…
À bientôt. »
– Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°9 [journal illégal]
Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 603 du calendrier planétaire.
Quel talent tu as Sandro pour à la fois imaginer différents mondes, différentes populations mais aussi des personnages ayant chacun un caractère et une personnalité bien marqués, ainsi qu’une histoire passionnante.
Un roman feuilleton dont je ne me lasse pas, tellement bien écrit et qui soulève des thèmes toujours d’actualité comme la dictature ou l’autoritarisme ou encore le racisme et la clandestinité.
Merci pour cette belle page !
Merci beaucoup Danny.
Ces sujets sont d’actualité depuis tellement longtemps, je crains que nous soyons encore loin d’en sortir. C’est pour cette raison qu’on les retrouve dans mes textes, sur cette planète dans le futur.
J’espère de tout cœur qu’on va se débarrasser une bonne fois du racisme, de l’intolérance et des rapports de domination. Je pense que l’humanité peut dépasser ces absurdités fratricides, mais je doute d’être encore là pour le voir. Notre évolution est très lente en fait. L’apparence change mais par certains côtés, le fond reste le même depuis Cro-Magnon. Nous sommes une espèce brutale et barbare dans l’ensemble.
Qu’est-ce que je l’aime ce Bakir 🙂 La désobéissance civile, la résistance clandestine sont des thèmes qui me fascinent. Surement parce que je me demande souvent si en situation j’aurais le courage et le niveau de sacrifice nécessaire pour aller au bout de mes convictions.
J’ai beaucoup aimé le petit cours sur l’acide, ses effets sur les canalisations et le zeste d’humour à la fin. Y a un petit côté Breaking Bad, dans le sens où tu réussis l ‘exploit de faire sourire d’un truc qui pourrait devenir juste gore.
Bravo Sandro, est ce que Bakir sera dans le second tome ?
Comme toi, je m’interroge souvent sur ces thèmes. Jusqu’où pourrais-je aller ? Ça dépend de ce que l’on combat, je pense. Comme l’a dit Bakir la résistance est à la mesure de l’oppression. D’une manière générale j’ai beaucoup de respect pour les résistants, les dissidents et les rebelles, quand ils combattent pour la liberté. Ce sont eux les véritables héros.
Oui j’ai pensé à Breaking Bad en écrivant ce texte, le passage de la baignoire justement 😉
On pense toujours à l’acide en imaginant ce genre de situation, mais la soude c’est costaud aussi. Sauf que les os étant constitués de calcium, logiquement ils restent intacts.
Bakir Meyo n’apparaîtra pas dans les romans, ou seulement sous forme de clins d’œil. Il est déjà mort quand ses textes sont publiés à l’époque du tome 1.
J’ai créé ce personnage uniquement pour le blog, mais peut-être que je m’en servirai pour écrire son histoire d’un seul tenant, sur un livre à part… je verrai. Par contre, je commence effectivement à introduire des personnages du tome 2 dans certains textes postés ici.
Merci Marjorie 🙂
Oh Sandro maintenant je vais rêver en plus du tome 2 d’un prequel avec Bakir Meyo en perso principal ! c’est malin 🙂
et moi aussi Sandro, c’est le personnage auquel je me suis le plus attachée 😉
J’avoue que je ne m’attendais pas à autant d’enthousiasme pour ce personnage.
Bon, je vais y réfléchir sérieusement alors 🙂