Valoki, province du Jailong – Année 599 du calendrier local.
Ayana se leva avant le point du jour, prit ses affaires et rejoignit Silverio à la sortie de leur village. C’était l’heure bleue, ce moment magique n’appartenant ni au jour ni à la nuit. Les maisons-coquillage ne ressemblaient encore qu’à des silhouettes sombres imbriquées dans la végétation géante.
Le chasseur venait juste d’arriver au lieu de rendez-vous. Il jaugea la tenue de sa nouvelle partenaire avec une petite grimace.
— Le gris, c’est pas idéal comme camouflage en forêt.
— Je n’ai rien de moins coloré…
— On fera avec. Tu as ton instrument et ton diffuseur ?
Ayana acquiesça en désignant son sac à dos, encore mal réveillée. Son métier de musicienne l’amenait souvent à veiller tard, il était rare qu’elle se lève aussi tôt et cette partie de chasse était pour elle une nouveauté.
Tous deux portaient des baudriers d’escalade. Silverio était vêtu de vêtements bariolés de couleurs mates, kaki, brun et vert, adaptés pour se fondre dans la végétation. Le large canon aplati d’un fusil lance-étoiles dépassait de son dos. Il s’approcha d’elle en reniflant à plusieurs reprises.
— Pas de savon, pas de parfum ce matin ? Parfait. Ce serait dommage de tout gâcher par coquetterie.
— Je ne suis pas stupide, répondit-elle un peu vexée.
— Je vois ça. Désolé, j’ai déjà eu des mauvaises surprises…
Nombre d’insectes possédaient un odorat très performant, une odeur étrangère risquerait de trahir la présence du duo. La discrétion était de mise. Les deux partenaires activèrent temporairement leurs diffuseurs de phéromones répulsives, des petits appareils qu’ils portaient en bandoulière.
Ils se mirent en route silencieusement, Silverio en tête, se frayant un chemin dans la végétation tropicale entre les troncs des arbres gigantesques. Les derniers insectes nocturnes regagnaient leurs cachettes alors que la lumière du jour redonnait ses couleurs à la forêt. Les arthropodes diurnes commençaient à s’activer. Aux abords des agglomérations, il s’agissait principalement d’insectes sociaux cohabitant sans problème avec les humains, grâce à leurs alliances avec les Sœurs Ophrys.
Des ouvrières myrmes, ressemblant à des fourmis géantes de couleur jaune, se faufilaient dans tous les sens à la recherche de nourriture et de matériaux de construction. D’inoffensifs insectes saprophages mangeaient des débris végétaux en voie de décomposition, tandis que les nécrophages nettoyaient les restes de cadavres abandonnés par les prédateurs nocturnes. Quelques carnivores étaient tapis dans la végétation, mais tous les évitaient grâce à la protection chimique des diffuseurs.
Des insectes volants commençaient à s’agiter alors que les premiers rayons de soleil caressaient la canopée, loin au-dessus. D’énormes chenilles rampaient dans la végétation à la recherche de feuilles tendres.
Après une bonne demi-heure de marche, Silverio s’arrêta pour se dissimuler derrière un grand tronc à l’écorce blanchâtre et rugueuse, en faisant signe à Ayana de l’imiter. Il tendit le doigt pour désigner une branche sur un autre arbre géant.
— J’ai repéré un solioque femelle qui se planque là-haut pendant la nuit, dit-il à voix basse. Pour éviter de l’effrayer, on va monter sur cet arbre (il tapota le tronc à côté d’eux). J’ai installé des cordes hier… Prête pour la grimpette ?
— On va dire que oui.
Le regard du chasseur eut un éclat rieur, un léger sourire se dessina sur son visage basané, mais il ne fit pas de commentaire. Ils contournèrent encore le tronc géant pour se placer du côté opposé à l’arbre qui les intéressait, où pendaient effectivement des cordes d’escalade. Ayana passa la première tandis que Silverio s’occupait de son assurage.
Une fois parvenus tous les deux sur la branche voulue, le chasseur et la musicienne détachèrent leurs mousquetons. Silverio se munit de son fusil et Ayana de son shak, une longue flûte torsadée, taillée dans la chitine d’un tube à vent de solioque mâle.
Ils avancèrent prudemment sur l’énorme branche à l’écorce claire qui rejoignait une branche verte et lisse de l’arbre voisin. Silverio se posta derrière les feuillages, suivi aussitôt par Ayana. Ils coupèrent leurs appareils répulsifs.
Désormais, ils devaient rester sur leurs gardes. Avec l’arrivée du soleil, les arthropodes étaient de plus en plus nombreux à s’activer dans la forêt. Sans leurs diffuseurs de phéromones, les deux humains seraient facilement à la merci du premier prédateur sauvage.
Sous une branche voisine était accrochée une chrysalide agitée de soubresauts. Le cocon se déchira sous leurs yeux et ils assistèrent à la naissance d’un merveillon, spectacle bouleversant de beauté. Les immenses ailes orange de l’insecte se déployèrent comme des pétales de fleur alors qu’il se séparait de son abri de soie, puis après quelques battements hésitants, il s’envola pour disparaître dans la végétation.
(crédit photos : Diego Delso et Friedrich Böhringer)
Juste en face, sur l’arbre vert au tronc lisse qui semblait recouvert de cire végétale, le solioque que le chasseur avait repéré était en train de prendre son repas, utilisant son rostre pour percer l’écorce de l’arbre et se nourrir de sa sève.
Les solioques siffleurs étaient des insectes particuliers dont les mâles, en propulsant de l’air dans des tubes de différentes tailles sur leur dos, produisaient des sons très agréables pour l’oreille humaine. Par beau temps, lorsque ces paisibles végétariens solitaires n’étaient pas en train de se nourrir de sève ou de se reproduire, ils aimaient se placer en hauteur dans la végétation pour se mesurer dans des joutes musicales.
Un premier solioque commençait par une mélodie assez simple, puis un deuxième reprenait le même thème en ajoutant un peu de complexité. Un autre tentait de faire encore mieux, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la plus belle mélodie l’emporte. Tous les solioques du secteur se relayaient jusqu’à ce que le vainqueur du moment soit implicitement admis par les autres, qui ne le défiaient plus. Le gagnant finissait par se lasser de siffler sans adversaire et recommençait à se nourrir ou changeait de coin.
Un autre solioque lançait alors une nouvelle mélodie, et les joutes se poursuivaient ainsi jusqu’au coucher du soleil. Ils semblaient toujours tomber d’accord sur la qualité du meilleur chant et ménageaient régulièrement de courtes pauses pendant leurs monologues, pour laisser une ouverture à d’éventuels candidats à la surenchère.
Certains musiciens humains tentaient parfois de se joindre à la compétition.
Si les plus maladroits ne récoltaient que des protestations musicales de la part des insectes chanteurs, les meilleurs réussissaient parfois à s’imposer et un silence respectueux leur accordait l’espace sonore pendant un moment.
Au cours de la période de reproduction, c’est par leurs chants que les solioques mâles attiraient les femelles. Il arrivait que des musiciens et des chasseurs valokins s’associent pour tenter d’en piéger une pendant la saison idoine. Outre leur viande savoureuse, elles possédaient également des ornements très appréciés sur leur carapace. Mais leur vivacité et leur vigilance les rendaient difficiles à chasser, sans un appeau pour les amadouer.
Après que Silverio se soit assuré qu’aucun danger n’était proche, Ayana commença à souffler quelques notes dans son shak, imitant à s’y méprendre les sons des solioques.
Sur sa branche, la proie s’arrêta aussitôt de se nourrir et sembla regarder dans leur direction. Tranquillement, tout en répétant en boucle une première mélodie simple, la musicienne commença à y ajouter des notes.
C’est alors qu’une autre musique répondit à la sienne, provenant d’un arbre plus éloigné. Le thème reprenait parfaitement celui d’Ayana, en y ajoutant d’autres notes le rendant encore plus subtil et compliqué.
— Merde, murmura Silverio. Un mâle…
Ayana s’arrêta de jouer pour laisser le concurrent s’exprimer, écoutant attentivement son chant. Dès que le solioque mâle s’interrompit, elle reprit le thème en ajoutant à son tour de nouveaux trilles.
Sur sa branche, la femelle solioque semblait hésiter entre ses prétendants, tournant sa grosse tête ovale d’un côté et de l’autre.
Silverio écouta avec admiration la mélodie développée par son associée. Ayana était une musicienne accomplie et elle s’était renseignée sur les mœurs des solioques, vraisemblablement. Elle s’y prenait bien mieux que les autres musiciens avec lesquels il avait tenté cette expérience.
Le chasseur scrutait attentivement la végétation alentour. Si un prédateur venait lui aussi à confondre la musicienne avec un insecte, les deux partenaires de chasse risqueraient de devenir des proies.
Après quelques échanges musicaux, le solioque mâle abandonna la compétition. Ayana avait gagné mais Silverio pouvait voir la sueur coulant sur son visage tendu par l’effort, ses veines gonflées sur son cou et ses tempes alors qu’elle poursuivait courageusement ses envolées mélodieuses.
Les muscles du chasseur se tendirent, ses mains resserrèrent leur étreinte sur le fusil. La femelle solioque s’approchait. Elle passa sur leur branche, hésitante, cherchant du regard ce congénère doué qu’elle ne parvenait pas à voir. Il pointa son fusil vers elle entre deux feuilles géantes. Encore quelques mètres…
Une arane-tambour surgit alors de sous la branche et se jeta sur Ayana.
La musicienne fit un bond sur le côté dans un geste réflexe. Son intuition lui sauva la vie. Les crochets du grand arachnide sifflèrent dans le vide, seule une extrémité pointue lacéra le pantalon et la chair sur une de ses jambes. Elle s’écroula aussitôt, neutralisée par le puissant venin paralysant.
Silverio la retint de justesse avant qu’elle ne tombe de la branche, tourna son arme vers le prédateur à toute vitesse et deux étoiles de métal incandescent jaillirent de la gueule du fusil. Un des projectiles blessa l’arane à une patte, l’autre se ficha dans le tronc de l’arbre avant de s’éteindre.
(crédit photo :
L’arthropode et l’humain se retrouvèrent nez-à-nez. L’arachnide géant recula de quelques pas hésitants pour faire face à son nouvel adversaire. De sa plaie s’écoulait un liquide jaunâtre. Le prédateur évitait de s’appuyer sur sa patte blessée mais en possédait sept autres.
L’arane-tambour entama alors l’étrange danse pour laquelle son espèce avait été baptisée ainsi. S’appuyant sur cinq membres, elle dressa deux pattes en l’air et souleva son abdomen coloré vers Silverio. Les dessins de couleurs vives y évoquaient une sorte de visage reflétant la lumière en furtifs éclats chatoyants.
Tout en effectuant de curieux pas d’un côté et de l’autre, l’arane faisait vibrer son abdomen en frappant dessus avec ses deux pattes dressées, produisant un martèlement hypnotique ponctué de bruits de crécelle. Quatre des huit yeux ceinturant sa grosse tête fixaient le chasseur avec avidité.
Profitant de cette danse perturbant sans doute la plupart des proies, Silverio réactiva fébrilement son diffuseur de phéromones et tira un troisième coup de fusil. L’étoile de métal, rougie chimiquement par la friction dans le canon, se ficha dans la branche au pied de l’arachnide en émettant un sifflement étouffé et une petite volute de fumée grise.
La nervosité rendait le chasseur maladroit. L’arane-tambour écarta ses crochets à venin, prête à bondir.
Les effluves du diffuseur lui parvinrent alors. Elle s’enfuit sans demander son reste, disparut sous la branche en un éclair et se laissa glisser jusqu’au sol au bout d’un long câble de soie sortant de son abdomen.
Silverio se précipita vers Ayana. La jeune femme avait les yeux grands ouverts, totalement paralysée mais encore consciente. Pas un instant à perdre. Il activa également le diffuseur de sa partenaire, la souleva à bout de bras pour la placer en travers de ses épaules. Il descendit de l’arbre à toute vitesse et se mit à courir vers le village avec son fardeau.
Heureusement pour la musicienne, le chasseur atteignit le dispensaire des Sœurs Ophrys avant que le venin paralysant ne l’empêche de respirer.
Les moniales la soignèrent à l’aide de leurs pouvoirs, d’onguents et de décoctions de plantes. Elle dut garder le lit quelques jours durant lesquels Silverio resta à son chevet autant qu’il le pouvait. Ensuite, elle boita encore une bonne semaine mais ne garda pas de séquelles.
Pour cette première tentative, ils rentrèrent donc bredouilles. Le chasseur et la musicienne se promirent de retenter l’expérience avec un troisième larron pour faire le guet, et de meilleures protections contre les prédateurs. La chasse au solioque siffleur était réputée très difficile, ce n’était pas exagéré.
Dans la forêt, le solioque femelle changea de secteur, se trouva un véritable mâle pour s’accoupler et put continuer tranquillement sa vie pendant un moment. Elle l’avait échappé belle.
Par un caprice du destin, un cousin de l’arachnide qui lui sauva involontairement la vie ce jour-là réussit à la dévorer quelques semaines plus tard.
(crédit photo : Thomas Shahan)
P.S : Elles sont belles ces araignées, non ? Une espèce particulièrement fascinante m’a inspiré les aranes-tambour.
Il s’agit de l’araignée-paon, minuscule arachnide australien de 4mm dont les mâles sont de véritables artistes. Chez eux, la danse sert de parade nuptiale pour séduire les femelles moins colorées. Regardez cette merveille :
(Danse de l’Araignée Paon par tibiscuit-com)
Quant aux solioques siffleurs, leur nom vient évidemment du mot soliloque, mais ils sortent tout droit de mon imagination. Sur un monde rempli d’insectes géants, les chants des oiseaux devaient me manquer…
Allez une dernière image avant de se quitter, une autre superbe espèce d’arachnide terrienne, juste pour le plaisir :
(crédit photo : Lukas Jonaitis)
À bientôt.
Hello Sandro
Comme d’habitude tu signes un très joli récit. Allier l’art de la musique à la chasse, c’est original.
je t’avoue que je suis quand contente que la femelle solioque s’en soit sortie. Même si elle se fait bouffer plus tard, c’est toujours cela de gagner.
PS : j’aime bien ton PS. trop marrant ce petit mâle, on dirait qu’il est super concentré et sérieux.quel boulot pour choper une femelle !
Hello Marjorie.
La nature est ainsi, les prédateurs sont là pour réguler les populations d’herbivores et végétariens en tout genre.
Pour ceux d’entre nous qui sommes des omnivores, nous avons la même responsabilité de prédateurs. Mais face à la nature nous sommes une espèce d’irresponsables dans la grande majorité, c’est regrettable.
Certains chasseurs sont pourtant très respectueux de l’environnement. J’en ai connu un qui avait tendance à dégainer son appareil photo plus facilement que son fusil…
J’aime beaucoup cette petite vidéo de l’araignée-paon, avec le didgeridoo en bande son c’est la classe.
Oui il se donne du mal le pauvre, et d’ailleurs dans les dernières secondes on voit qu’il se prend quand même un vent ^^
Merci.
Superbe texte Sandro, l’aventure est au rendez-vous et je commence à m’inquiéter pour les personnages dans cet univers plutôt hostile.
Je suis comme Marjorie M. j’adore ton PS même si ces arachnides ne sont pas des plus sympas malgré leurs couleurs chatoyantes !
http://danny-kada-auteure.com/interview-de-marc-a-adepte-de-la-survie
Merci Danny.
C’est sûr que face à des arthropodes géants, nous serions bien fragiles et nous ferions moins les malins.
Les petits arachnides sur les photos sont minuscules, 8 millimètres pour le plus grand… En fait c’est difficile d’apprécier leur beauté à l’œil nu. L’araignée rouge tigrée à la fin, contrairement aux autres dans l’article, ne se trouve pas sous les climats tropicaux. Il est censé y en avoir en France mais je n’en ai jamais vu en vrai. Il y a tout un monde miniature qui nous échappe, à nous les géants 😉
Booouh Sandro ! Je suis arachnophobe 🙁 Donc je loupe volontairement le beau spectacle de tambour de ce charmant mâle à 8 yeux 😮 N’empêche, ses couleurs sont magnifiques, je ne connaissais pas du tout ! C’est top que cela t’ait inspiré cette idée d’arane-tambour.
Quelle charmante idée que d’unir la chasse à la musique.
J’ai la vision de chasseurs, dans la vraie vie, qui est négative et mus par le plaisir de tuer. Je suis contente d’apprendre qu’ils ne sont pas tous comme ça.
Quel bel univers que tu nous décris là, cette Nature, ce flamboiement des animaux, des plantes. J’adore l’idée d’unir les insectes et les humains dans un chant commun 🙂
Ah je ne savais pas que tu avais cette phobie, oups ! Moi j’ai plus de mal avec les serpents…
Pour les chasseurs, il faut reconnaître que pas mal sont des gros bourrins quand même, mais pas tous. Il en existe même qui chassent encore à l’arc à notre époque, ils ont du mérite.
C’est une activité qui est ancrée dans nos gènes depuis la nuit des temps, quelque part ça me fascine. Être capable de traquer sa proie, de la tuer soi-même. Si on mange de la viande, je trouve que d’une certaine manière c’est bien de l’assumer.
Merci Marjorie 🙂