Notre première rencontre

 

« C’est Bakir Meyo, bonjour. Je vous ai laissés la dernière fois sur le seuil d’un appartement dont on venait de m’ouvrir la porte. Je me retrouvais face à une jeune femme dont le regard brun était empreint de douceur. C’était notre première rencontre.

Elle m’invita à entrer en refermant aussitôt derrière moi. Elle me frôla et j’appréciai furtivement le léger parfum qui l’entourait.

— Melina, se présenta-t-elle. Vous êtes Bakir ?

J’acquiesçais d’un hochement de tête, perturbé. Elle était jolie. Pas comme ces filles qu’on voit dans les publicités, refaites des pieds à la tête, maquillées et présentées sur des images copieusement retouchées. Juste jolie, avec des petits défauts plutôt charmants. Des cheveux noirs et lisses, attachés, une peau mate et des yeux presque noirs.

Elle faisait partie de ces Nemosians habitant traditionnellement l’ouest de la Nemosia, ceux qui avaient la peau cuivrée plutôt que noire ou rouge, et que l’on pouvait confondre avec des Calsy. Nous nous ressemblions un peu, si ce n’est que dans ma famille nous avons toujours eu les cheveux bouclés, voire crépus.

— Qui c’est ? demanda une voix masculine depuis le fond de l’appartement miteux.

Je réalisais alors que nous étions en train de nous dévisager sans rien dire depuis quelques secondes.

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— C’est le nouveau, répondit-elle à voix haute. Puis elle ajouta tout bas, sans me quitter des yeux : nous nous sommes déjà rencontrés ?

— J’ai la même impression, dis-je. Mais je ne crois pas… je m’en souviendrais.

Elle me sourit en faisant signe de la suivre et j’obtempérais, comme sur un petit nuage. J’étais tendu en me présentant à cette adresse, ce regard et ce sourire me firent l’effet d’un baume. L’appartement était pratiquement vide, ce n’était pas leur lieu de vie habituel.

Elle me conduisit dans une grande pièce où étaient attablés deux hommes, Nemosians eux aussi. J’arrivais dans la pièce avec le cœur léger, mais les regards de ces deux types me plombèrent le moral.

L’un des deux ressemblait à Melina, je pensais aussitôt à un grand frère. Il tapotait nerveusement sur la table avec le bout de ses doigts, et je vis à côté de cette main agitée un antique revolver à balles posé en évidence.

L’autre homme devait avoir la quarantaine. C’était un métis représentant à lui seul les trois tendances morphologiques les plus répandues chez les Nemosians. Il était aussi le plus âgé et le plus corpulent de nous quatre.

Il me fixait d’un regard où je ne lisais pas seulement de la méfiance, mais une absence totale de chaleur humaine. Je ne pus m’empêcher de penser aux yeux inexpressifs de certains insectes carnivores. Ses mains restaient dissimulées sous la table, mais je me doutais qu’elles tenaient au moins une autre arme braquée sur moi.

Melina s’était discrètement éloignée de quelques pas avant de dire :

— Bakir, voici mon frère Pablo et mon fiancé, Ousmane.

— Salut, lança Pablo en me scrutant attentivement.

— Sers-nous du muca, femme, ordonna Ousmane en désignant une chaise à mon intention.

Melina nous servit pendant que je m’installais face aux deux hommes. Douche froide. La sensation agréable que je ressentais l’instant d’avant, seul avec elle, s’était envolée. Une boule d’angoisse me comprimait la poitrine.

Tous mes sens étaient en alerte, et si vous avez lu mes textes précédents, vous savez de quel genre de personnes je me méfie le plus. Le regard de ce type ne me disait rien de bon. Et cette manière qu’il avait de lui parler à elle…

— T’étais pote avec Relg ? fit-il de sa voix grave. C’est toi qui l’as fait disparaître ?

— Oui, il est mort chez moi.

— Tout s’est bien passé ? demanda Melina en finissant de remplir les tasses fumantes. Enfin, je veux dire…

— On peut dire ça, rétorquais-je en repoussant les horribles images qui tentaient de s’imposer à ma mémoire. Ses os reposent au fond de la mer.

— Désolée… dit-elle. Je crois qu’il nous avait parlé de toi.

— Comme recrue potentielle, confirma Pablo devant mon regard étonné.

Je sirotais la boisson chaude en silence, savourant son arôme corsé. En y réfléchissant, c’est vrai que Relg m’avait fait quelques sous-entendus, mais je n’en avais pas saisi la portée à ce moment. Il était en train de me recruter en douceur.

 

main opaline

 

— Tu bosses bien à l’usine hydroponique du quartier nord ? renchérit Ousmane.

— Non, j’étais dans les élevages et les usines de conditionnement sur le port. Et maintenant je suis marin-pêcheur.

Le grand métis se fendit d’un sourire de façade.

— Je voulais juste vérifier. Pour le moment c’est très simple, tu n’auras de contact qu’avec nous trois. Tu viendras ici pour t’approvisionner en affiches.

— Je vais coller des affiches, c’est tout ?

— Pour commencer, oui. C’est dangereux figure-toi, il faut être discret et rapide. Toujours faire gaffe aux caméras et aux patrouilles de police. Si des civils cherchent à t’agresser ou te parlent mal, il faut fuir. Et ceux qui se montreront curieux ou intéressés, il faut essayer de les recruter prudemment. C’est un job très risqué.

— Si tu as des talents de dessinateur ou d’écrivain, on cherche aussi des gens pour créer les affiches, ajouta Melina.

— Il m’arrive d’écrire à mes heures perdues, confiais-je. Mais je n’ai jamais fait lire mes textes à personne.

— Merveilleux, affirma-t-elle avec ce sourire qui me faisait fondre. Je suis dessinatrice, on pourrait bosser ensemble.

— On a besoin de colleurs d’urgence, objecta Ousmane. Avec les derniers problèmes on a perdu trop de monde. Tu t’en sens capable ?

J’hésitais un instant. Une partie de moi désirait rester près d’elle, ne doutant pas un instant que nous pouvions faire une bonne équipe. Mais une autre voix me chuchotait que ce serait choisir la facilité.

Était-ce un autre test ? Je n’ai jamais aimé passer pour un lâche. Aucun doute que Pablo et Ousmane étaient des hommes d’action. Ma fierté de jeune Calsy me dictait de choisir le chemin le plus dangereux, et j’espérais sans doute déjà voir briller une lueur d’admiration dans les yeux de Melina.

— Je vais commencer par coller des affiches et nous verrons, dis-je d’une voix plus assurée que je ne l’étais moi-même.

Le sourire de Melina balaya mes derniers doutes. Elle me trouvait courageux et cela me donna justement du courage.

— Tu sais te servir de ça ? questionna le frère de la belle en soulevant son flingue.

— Non.

Je baissais le regard, un peu honteux. Sur ce point, je n’étais sans doute pas à la hauteur. Mieux valait se montrer sincère, les risques étaient trop importants pour jouer les fiers-à-bras.

Pablo me confia le revolver usé mais en parfait état de marche, d’après ses dires. Le vieux barillet était rempli de balles chemisées de cuivre et fendues. Le jeune homme m’en donna une pleine boîte supplémentaire.

 

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Munitions expansives enrichies, m’avait-il expliqué. Les balles fendues s’ouvraient voire éclataient au contact de la cible, effectuant bien plus de dégâts qu’une balle ordinaire. À l’intérieur se trouvait une petite dose de mercure hautement toxique. Si l’impact ne vous tuait pas, l’empoisonnement finissait le travail.

Un peu sale comme moyen de défense, mais nous pouvions nous retrouver face à des armures lourdes et des armes à énergie. Dérisoire en fait, le revolver. Il me donna également un silencieux à fixer sur le canon. J’espérais ne pas avoir à m’en servir.

— Bien sûr, t’as pas intérêt à te faire gauler avec ça… précisa Ousmane. Et je te conseille de t’entraîner dans un coin tranquille, avec le silencieux. Je vois que t’as amené un sac, c’est bien.

Le couple qui m’avait recruté et donné cette adresse m’avait dit de prendre un sac à dos vide, je comprenais maintenant pourquoi. Pablo alla chercher des paquets d’affiches sur une autre table et mon sac en fut bientôt rempli.

Ils me donnèrent mes dernières instructions et un rendez-vous pour la semaine suivante. J’espérais profiter de quelques secondes avec Melina avant de partir, mais c’est son frère qui me raccompagna à la porte de l’appartement vétuste.

Notre première rencontre me laissa en fait un goût amer.

 

 

Et c’est ainsi que commencèrent vraiment mes activités pour la Main Opaline.

Suivant les consignes de mes contacts, les premiers temps je me contentais d’afficher dans les ghettos réservés aux étrangers, bien moins surveillés que les quartiers des Thars.

La journée je partais travailler en mer, et chaque soir je marchais deux ou trois heures dans la ville avec un paquet d’affiches dont le verso était autocollant uniquement sur le plastibéton et le métal.

Je n’arrêtais pas de penser à elle. J’avais beau repousser l’idée d’interférer de quelque manière sur leur vie privée, sans cesse je revoyais en souvenir son regard, son sourire, et cela me procurait une sensation aussi agréable que douloureuse. Je ne la voyais que quelques minutes à chaque fin de semaine, et chaque fois je repartais le cœur tourmenté.

Elle semblait vouer une certaine admiration à Ousmane, alors qu’il se montrait méprisant avec elle. Chaque rencontre me confirmait ma première impression. Je ne pouvais m’empêcher d’être en colère. Pourquoi fallait-il que cette fille qui respirait la gentillesse tombe amoureuse d’un type aussi froid et arrogant ?

En fait on retrouve ce type de schéma très souvent. Trop souvent. Et je ne pouvais rien y faire… pas encore du moins. Mais à ce moment j’ignorais à quel point les choses allaient changer.

 

 

Les semaines passèrent, l’été cédant la place à l’automne.

Plutôt bon comme colleur d’affiches clandestin, je commençais à m’aventurer dans les quartiers nordiques bien plus dangereux. Les éclairages y fonctionnaient tous, ainsi que les nombreuses caméras de surveillance dont il fallait repérer les angles morts. Éviter les patrouilles de police. Pablo commença à m’accompagner, nous alternions pour faire le guet ou coller les affiches subversives.

Un premier passage pour repérer les lieux. Le guetteur se postait, l’autre dissimulait son visage sous une capuche et un masque anti-pollution avant de placarder une affiche le plus discrètement possible. On changeait vite de rue pour recommencer.

Bien des fois, cela se terminait par une course folle dans le dédale urbain. Nous étions jeunes, vifs, et en rôdant nos techniques, de plus en plus efficaces.

Évidemment, nos affiches ne duraient jamais bien longtemps. Mais elles avaient souvent le temps d’interpeller quelques passants avant d’être arrachées.

Je m’entendais bien avec Pablo, il ne tarda pas à me confier ses inquiétudes pour sa sœur. Il était conscient que Melina n’était pas heureuse avec Ousmane. Mais le grand métis étant le plus expérimenté et d’un naturel dominant, colérique, il s’imposait comme le chef. Aucun de nous trois n’était en mesure d’assumer ce rôle mieux que lui. Alors on la fermait.

Je me raisonnais pour éviter de nourrir mes pensées concernant Melina. D’autres femmes m’attiraient, parfois plus belles, mais elle c’était différent.

Ma tête et mon cœur n’étaient pas d’accord à ce moment, et je vivais la chose assez mal. Rien n’était gagné, et je m’étais même persuadé que mes espoirs étaient voués à l’échec.

Mais l’avenir allait me prouver que cette fois, c’est mon cœur qui avait raison… »

 

– Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°10 [journal illégal]

Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 603 du calendrier planétaire.

 

 



 


4 Responses to Notre première rencontre

  1. Quel beau texte Sandro ! Tes personnages sont attachants, et la langue très fluide et belle. Merci de nous donner des nouvelles de Bakir, un personnage que nous affectionnons tous parmi tes lecteurs.

  2. Hello Danny, merci beaucoup 🙂

  3. Avatar Marjorie Moulineuf
    Marjorie Moulineuf dit :

    Super que tu continues « le journal illégal « , comme je te l’ai déjà dit, j espère qu’un jour tu regrouperas tous ces extraits dans un unique volume 🙂 Comme Danny je l’aime bcp Bakir.

  4. Merci Marjorie !
    J’y pense depuis que tu as lancé cette idée, mais je me demande si je ne vais pas devoir tout reprendre. Selon les textes, ça prend la forme de nouvelles ou d’extraits de journal, parfois romancé, parfois non. Ses réflexions sur la société tharse alternent avec son histoire personnelle et je m’interroge sur la dynamique du récit, si je garde les textes de Bakir sous la même forme.

    Il va arriver à la trentaine, donc au tiers de son histoire environ. Pour le moment ça représente entre 15.000 et 20.000 mots. Il faudrait que j’écrive la totalité de son récit pour arriver à un volume équivalent à un roman. Ça me branche mais comme je suis parti sur une trilogie avec Elorine et Naëlis, ça risque de prendre du temps…