• Ambiances et Inspiration

     

    Salutation !

    Aujourd’hui pour changer un peu, j’ai envie d’écrire sur un sujet qui concerne toutes les personnes créatives : l’inspiration.

    D’où viennent nos idées ? Pourquoi à certains moments elles semblent s’imposer d’elles-mêmes, et à d’autres au contraire il faut se torturer les méninges pour en trouver ?

    Sommes-nous reliés par moments à un inconscient collectif, des esprits, des entités supérieures ?

    Le fait est que les personnes créatives, les artistes entre autres, ont parfois le sentiment d’atteindre une sorte d’état de grâce. Comme s’ils n’étaient par moments qu’une antenne, un vecteur, l’outil donnant forme à une énergie qui semble venir d’ailleurs, car la personne se laisse porter par l’action sans exercer de contrôle.

    J’ai pour ma part des affinités marquées avec trois formes de création différentes : l’écriture, le dessin et la musique. J’ai ressenti parfois cette impression avec les trois, en dépit de niveaux de maîtrise technique différents. À certains moments les mains sur le clavier, le cahier, la guitare ou la feuille de dessin, semblent savoir mieux que moi ce qu’il faut faire.

    Et bonne surprise, en général le résultat est à la hauteur du sentiment d’harmonie, de fusion avec l’illustration, la mélodie ou l’histoire qui est en train de se construire.

    Il peut même arriver que dix ans plus tard, en retrouvant ce que vous aviez réalisé, vous soyez surpris de constater que vous ne pourriez toujours pas faire mieux avec les mêmes ingrédients.

     

     

    Ces phases d’inspiration intense sont relativement rares, c’est bien ce qui les rend précieuses. Sommes-nous connectés avec autre chose dans ces moments-là, ou laissons-nous simplement le champ libre à notre inconscient ?

    À vrai dire nous n’en savons encore rien.

    Par contre je constate que nous avons la possibilité d’influencer notre état d’esprit, pour accueillir ces moments où nous sommes en phase avec notre activité.

     

    Paul_Cézanne_- Le_Baiser_de_la_Muse(Le baiser de la Muse – Paul Cézanne)

     

    La fameuse Muse des poètes, l’inspiration qui va et vient en suivant ses caprices, est une jolie image. Mais pour moi il ne s’agit que d’une représentation mentale, une métaphore.

    Quant à une inspiratrice incarnée dans un corps de chair, correspondant comme par hasard aux désirs de l’artiste, hum…

    À chacun ses petits trucs, après tout. Le principal est de les trouver.

    Cela fait quelques années que je me consacre sérieusement à l’écriture et mes propres croyances ont évolué au fil du temps. J’ai passé des heures devant ma feuille ou mon écran à espérer comme un benêt que l’inspiration revienne. Ça ne fonctionne pas.

    Vous pouvez l’attendre pendant dix ans l’inspiration, si vous ne faites rien pour la favoriser. Vous pouvez commencer 25 histoires et n’en terminer aucune, faute de conviction… Il ne suffit pas de donner du sérieux à ce qu’on fait pour en faire une réussite, mais c’est indispensable. Si vous attendez que tout soit parfait, vous attendrez toute votre vie.

    L’inspiration se travaille comme tout le reste, à mon avis. C’est avant tout une question d’état d’esprit et de lâcher-prise.

     

     

    Le concept est plus difficile à appréhender si vous ne pratiquez votre activité créatrice que de temps en temps.

    La fatigue et les soucis du quotidien risquent de prendre tellement de place que vous remettre sur votre projet semblera parfois titanesque. Et vous allez d’autant plus avoir tendance à attendre que les choses « reviennent toutes seules ». Mauvaise nouvelle, c’est le meilleur moyen de ne jamais finir.

    Il y a bien sûr tout un tas de clichés et de préjugés sur les artistes qui peuvent être autant de freins à la créativité.

    Le regard des autres, leur absence de soutien voire leur dénigrement, gâchent parfois de véritables talents. Même vos proches les plus bienveillants peuvent faire de très mauvais conseillers, en croyant savoir alors qu’ils ne connaissent que le même cliché que tout le monde.

    Si vous ressentez ce besoin, si vous croyez en ce que vous faites, écoutez-vous. Le jugement des autres ne doit pas vous détourner de ce que vous pensez. Même si vous devez vous planter, au moins vous n’aurez pas le regret de ne pas avoir essayé.

    En plus leur avis changera quand vous aurez atteint votre objectif. Parfois, les personnes qui vous avaient d’abord découragé(e) seront les mêmes à vous féliciter devant le fait accompli.

     

     

    Si vous souhaitez créer un produit de qualité, même si votre activité ne vous rapporte pour le moment pas le moindre argent, il faut y consacrer l’énergie et le temps nécessaires à un résultat professionnel. Il faut avoir le temps mais aussi la disponibilité mentale. Si votre quotidien vous préoccupe en permanence ce sera plus difficile.

    Il est nécessaire par moments de se couper du monde, de se plonger à 100% dans notre univers créatif. Sans quoi vous réussirez peut-être à produire quelque chose, mais qui sera largement en-dessous de votre potentiel. Ce serait quand même dommage.

     

    « Toutes les bonnes idées commencent par de mauvaises idées.

    C’est pourquoi cela prend si longtemps. »

    – Steven Spielberg

     

     

    Rien n’empêche de partager son temps libre en ne consacrant que les soirées ou les week-ends à votre activité de création. Mais il faut un minimum de régularité, de rythme, pour que votre cerveau acquière tout simplement l’habitude.

    Comme dans la pratique d’un sport ou d’un instrument de musique, il n’y a que par l’entraînement qu’on progresse. Ne pas agir pendant des mois est le meilleur moyen de stagner, voire de régresser. C’est d’autant plus frustrant de réaliser qu’on a perdu un certain niveau, il faut d’abord le retrouver avant d’espérer aller plus loin.

    Pratiquez au maximum, pensez à votre création quand vous le pouvez pour rester connecté(e) avec. C’est de là que viendra l’aisance, le lâcher-prise favorisant une imagination fertile et débordante d’idées.

    tux-ange

     

    Plein de petits détails peuvent favoriser cet état d’esprit, et cela passe par l’ambiance qui vous entoure. Il est évidemment préférable d’avoir l’esprit serein.

    En ce qui me concerne, le simple fait d’être dans un lieu de travail qui soit propre et rangé m’aide. L’intérieur de notre logement est un reflet de l’intérieur de notre tête. Je suis loin d’être maniaque mais un minimum d’ordre fait vraiment du bien.

    La mise en place d’une forme de rituel d’écriture est une aide précieuse pour créer une atmosphère.

    Certains vont faire brûler de l’encens, se servir un thé ou un café, écouter une musique précise, ou tout autre petit geste qui vous connecte avec l’habitude de pratiquer votre activité.

    Instaurer une ambiance propice, sans oublier de couper toute forme de distraction. Téléphone, télévision, courriel, réseaux sociaux sont à bannir. Vous les retrouverez bien assez tôt mais à ce moment privilégié que vous accordez à votre passion ou votre hobby, ils n’ont pas leur place. Le monde continuera de tourner mais votre projet lui, a besoin de toute votre attention. Vous êtes la seule personne qui puisse lui donner de la valeur, de la profondeur… ou pas.

    La musique est puissante pour créer une atmosphère. Selon l’univers dans lequel notre création se situe et le type d’émotions que nous souhaitons provoquer, le fond musical qui nous accompagne peut constituer en lui-même une source d’inspiration.

     

    Pour écrire une histoire, les bandes originales des films et des séries qui vous plaisent sont de très bonnes sources d’idées.

    C’est intéressant d’observer comment nous réagissons face à certains stimuli. Avec l’habitude d’écouter tel ou tel morceau, parfois dès les premières notes on ressent une différence dans notre disposition. Le générique de la série Utopia, par exemple, me plonge à chaque fois dans un état propice à l’écriture. Le cerveau enclenche le mode « imagination » à tous les coups, c’est amusant.

    Il y en a plein d’autres. Adaptez vos playlists selon l’état d’esprit que vous recherchez. Pour mes scènes les plus sombres je vais plutôt écouter du Black Metal symphonique ou la B.O du film Alien… pour des ambiances plus joyeuses je vais autant apprécier Amélie Poulain ou Doctor Who.

    En général les musiques plutôt calmes correspondent mieux à l’écrit. Pour dessiner je vais plus volontiers écouter des morceaux avec des paroles car j’aime bien chanter en même temps, ce qui est impossible en écrivant (le mental est beaucoup plus sollicité). Chaque activité et chaque émotion recherchée vont être favorisées par une certaine ambiance, liée à vos goûts personnels.

     

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    Parfois il est aussi très appréciable de travailler en silence.

    Silence relatif car des sons extérieurs peuvent attirer notre attention : le chant d’un oiseau, les bruits de la rue, une personne qui sifflote en passant sous notre fenêtre peuvent nous déranger, ou au contraire nous donner une idée supplémentaire qui n’aurait pas vu le jour sans cette coïncidence.

    Une scène écrite, une illustration ou un morceau de musique sont uniques parce que nous les avons créés à ce moment précis et à cet endroit. Tentez de recréer la même chose dans un autre contexte et le résultat sera différent.

    Je parle bien d’art et non d’artisanat. Je ne suis pas d’accord avec les écrivains qui se disent des artisans de l’écriture. Un artisan reproduit la même chose des centaines ou des milliers de fois, alors que chaque création d’un artiste est unique. J’espère pour eux qu’ils ne se contentent pas de reproduire la même recette dans chaque livre, les lecteurs vont finir par s’ennuyer.

    L’art n’est pas prétentieux en soi, c’est une forme d’expression comme une autre. Il n’y a pas de honte à produire de l’art ou de l’artisanat, mais autant ne pas les confondre. Fermons cette petite parenthèse.

    Si vous avez la chance de pouvoir créer dans un environnement calme, écouter sa propre musique intérieure est aussi une grande source d’inspiration.

    Dans le cas contraire ou si votre esprit est trop agité, écouter de la musique peut s’avérer nécessaire à cette coupure avec le monde extérieur et une certaine forme de lâcher-prise.

     

    Le rituel d’écriture ne suffit pas toujours à favoriser l’inspiration. Certaines fois c’est plus facile que d’autres de se plonger complètement dans notre activité, sans penser à autre chose.

    Mais même ces jours où l’on éprouve vraiment des difficultés, la persévérance peut être gratifiante. On se force un peu au début et finalement on arrive à se replonger dans l’ambiance. Le résultat peut s’avérer très surprenant. L’inspiration, nous pouvons aller la chercher.

    À partir du moment où l’on comprend l’intérêt de la réécriture, on ne cherche plus la perfection dès le premier jet. On accepte plus facilement qu’il est important d’avancer, même d’un tout petit pas à chaque fois, même quand on n’est pas dans une phase de créativité intense. Vous n’attendez plus d’avoir l’idée du siècle pour agir, car c’est dans l’action créative qu’une idée banale peut devenir un petit bijou.

    Une idée posée fait de la place pour d’autres. Une fois sortie de notre tête, on la voit aussi parfois sous un autre angle.

    L’inspiration se nourrit de la volonté que l’on met à avancer. Notre énergie engendre un mouvement, et avec la régularité, l’esprit s’oriente progressivement vers un cercle vertueux.

    ink-feather

    Ce n’est pas un hasard que je m’exprime sur ce sujet, je suis en train d’écrire une suite à mon roman.

    Le tome 1 a été envoyé à six éditeurs différents, et aujourd’hui quatre mois plus tard, j’ai reçu deux refus. Deux autres m’ont informé que le manuscrit passait en comité de lecture, et les deux derniers éditeurs ne m’ont pas du tout répondu. Voilà pour le moment où j’en suis dans mes recherches… j’attends patiemment, tout est encore possible.

    Ayant bouclé ma dernière réécriture en mai, juste avant d’envoyer le premier tome, je me disais qu’il serait peut-être dur d’enchaîner directement sur le deuxième. L’inspiration, les idées justement, n’allaient-elles pas manquer ? Eh bien non !

    Je viens de passer une partie de l’été à préparer ce deuxième roman, à chercher des idées puis à les poser sous la forme d’un scénario simplifié. Je viens de commencer la rédaction du premier jet depuis une semaine et j’en suis à une quarantaine de pages A4.

    Cela ne m’a pas empêché d’écrire des petits textes pour ce blog, une nouvelle pour le jeu de rôles Chiaroscuro pour lequel j’ai également dessiné des cartes et illustrations. J’ai du temps bien sûr, mais aussi parce que j’ai fait certains choix.

    Créez à partir de votre vécu et vos ressentis, au lieu de chercher des distractions pour passer le temps. Peut-être que vous procrastinez par peur de l’échec, alors que l’échec est nécessaire aux réussites futures.

    Les choses ne se font pas toutes seules, il faut se rendre disponible pour créer le terreau fertile sur lequel faire germer des idées. En apprenant à vous mettre dans le bon état d’esprit avec régularité, vous ne verrez plus l’inspiration comme un phénomène étrange qui vient vous visiter quand ça lui chante.

    Ou si vous préférez, vous provoquerez votre Muse, vous la séduirez en lui offrant un accueil à la hauteur. L’engagement total, bien qu’éphémère, dont elle a besoin pour vous emporter à l’intérieur de vous-même et y puiser le meilleur.

    Si votre inspiration est un joyau, soyez un écrin digne d’elle. Elle ne vous lâchera plus si facilement.

    Lancez-vous, échouez pour apprendre à réussir et progressez chaque jour vers votre objectif.

     

    À bientôt et bonne inspiration.

     

     



     


  • Les bolets du crépuscule

     

    Valoki, province de Leda – année 607

     

    En Valoki poussaient des champignons particuliers. Minuscules en comparaison de la végétation géante, ils ne dépassaient pas la taille d’une main humaine au moment de sortir de terre. Très appréciés pour leur chair ferme et parfumée, les bolets du crépuscule étaient aussi utilisés par les Sœurs Ophrys pour leurs propriétés médicinales. La cuticule et la mousse du chapeau contenaient des substances rares.

    Sous les tropiques, la nuit tombe relativement tôt toute l’année. C’est en fin d’après-midi qu’un groupe de Koré quitta le monastère sous la surveillance de plusieurs Shaïli et d’une enseignante, Matria Aemi. Les adolescentes furent conduites à travers la forêt, tandis que les Sœurs adultes repoussaient sans distinction tous les animaux des alentours avec leurs pouvoirs.

    Une fois dans le bon secteur, partant d’un point central alors que Matria Aemi veillait sur ses élèves, les Shaïli s’éparpillèrent dans toutes les directions en éloignant les arthropodes avec leurs ondes répulsives, élargissant le périmètre jusqu’à lui faire atteindre la taille voulue.

    Chacune accrochait des petites lumines dans la végétation, à intervalles réguliers. Les lanternes sphériques de luciférine dispensaient leur lumière verdâtre dans les ténèbres naissantes.

    Les Shaïli se postèrent à égales distances tout autour de la zone. Aucun arthropode ne risquait d’y mettre les jeunes Koré en danger.

    Les bolets du crépuscule étaient endémiques de la province de Leda, on n’en trouvait nulle part ailleurs. Ces champignons aussi éphémères qu’étranges ne sortaient de terre que lors du retour des premières pluies, à la fin de la saison ardente. Ils n’étaient consommables que tout jeunes et poussaient si rapidement qu’il fallait vite les cueillir.

    Au petit matin, les bolets devenus énormes étaient déjà en décomposition. Ils restaient délicieux et croquants tout au plus le temps qui séparait le coucher du soleil et la nuit noire.

    La motivation des apprenties adolescentes était attisée par la célérité dont il fallait faire preuve, ainsi que la promesse d’une petite récompense pour les meilleures récoltes. C’est donc sous la forme d’un jeu que les Veneris avaient organisé cette activité, utilisant l’énergie débordante des Koré de manière ludique et utile à la fois.

     

    Boletus_radicans(inspiré du Bolet radicant, non comestible sur Terre – crédit photo  : H. Krisp)

     

    Naëlis ne portait la robe bleu pastel des Melishaï que depuis un an, mais elle était au nombre des encadrantes. Elle surveillait avant tout la végétation en maintenant son bouclier psychique, et ne leur lançait que de rapides coups d’œil, mais elle voyait les Koré courir dans tous les sens, euphoriques. À la recherche des champignons blanchâtres et légèrement phosphorescents commençant à poindre dans la mousse où les tapis de feuille. Ils grossissaient à vue d’œil, il fallait vite les ramasser.

    Il n’y a pas si longtemps, Naëlis courait elle aussi en riant parmi les jeunes filles en robes vertes, insouciante, confiante envers les adultes qui les protégeaient.

    Elle était heureuse d’avoir réussi les épreuves des Shaïli, d’avoir échangé la robe verte pour la bleue. Malgré tout, elle prenait conscience avec une pointe de tristesse qu’elle les enviait.

    On passe notre enfance à s’impatienter de grandir, pour se rendre compte trop tard des trésors qu’on a perdus.

    La seule femme en robe blanche était Matria Aemi, qui était d’ailleurs l’enseignante de Naëlis pendant cette époque toute proche la rendant parfois nostalgique.

    Aemi circulait dans le périmètre en se débrouillant toujours pour être là quand sa présence était utile. Soutenir des Shaïli afin de repousser des insectes un peu trop nombreux, recadrer les jeunes filles qui ne réfrénaient pas leur esprit de compétition et se comportaient de manière trop individualiste ou agressive, soigner les éventuelles blessures. En passant près d’elle, la Matria aux yeux bridés s’adressa à Naëlis d’un air malicieux.

    — On ne voit plus les choses de la même manière quand on change de rôle… n’est-ce pas ?

    Désemparée d’être aussi transparente aux yeux de la Matria, Naëlis ne sut que répondre. Elle se contenta de lui sourire maladroitement en faisant oui de la tête. Aemi lui rendit son sourire avant de continuer sa ronde.

     

     

    Un mouvement attira l’attention de Naëlis à l’extérieur du périmètre.

    À sa grande surprise elle vit une Koré en robe verte revenir du ruisseau tout proche, son panier de champignons presque vide. L’adolescente essayait de se montrer discrète dans l’obscurité, elle avait sans doute trompé la vigilance d’une Sœur et tentait un autre chemin pour rejoindre le périmètre autorisé. Elle se raidit quand leurs regards se croisèrent. Naëlis lui fit signe de s’approcher.

    — Ça va pas la tête ? lui lança-t-elle à voix basse. Et si un prédateur était passé par là, tu te rends compte ?

    — P…pardon, Sœur Naëlis, balbutia la jeune fille prise en faute. J’avais trop soif…

    — Tu aurais dû demander à Matria Aemi. Bon allez, tu as eu de la chance, va vite continuer la cueillette. Il ne reste pas beaucoup de temps avant la nuit.

    La jeune fille s’assit par terre. Elle ne semblait pas apprécier ce genre d’exercice.

    — J’ai pas de bol, j’en trouve presque pas, geignit l’adolescente.

    Naëlis s’apprêtait à l’encourager alors qu’une autre Koré surgit des fourrés avec un panier bien rempli de champignons blanchâtres.

    — J’en ai trouvé plein ! s’exclama-t-elle aux anges. Sœur Naëlis, c’est vrai ce qu’on dit sur les bolets du crépuscule ? Ils n’existaient pas avant l’ordre Ophrys ?

    Naëlis lui sourit, un peu embarrassée de ne pas connaître les prénoms des jeunes filles alors que toutes semblaient avoir retenu le sien. La Melishaï possédant la peau et les cheveux les plus clairs de tout le monastère ne passait pas inaperçue, bien malgré elle.

    — D’après la légende, ces champignons seraient même apparus pendant le règne de Shaïli Angama, notre fondatrice, expliqua Naëlis.

    — Elle les a découverts en même temps que le Seid, lança une troisième jeune fille qui s’approchait.

    — Pas tout à fait, corrigea la Melishaï. En fait, elle était déjà assez âgée… Enfin, cela reste une légende.

    — Racontez-nous, s’il vous plaît. De toute façon, le jeu est presque fini.

    Naëlis réalisa alors qu’elle se trouvait au milieu d’un petit attroupement spontané. Six Koré l’entouraient, la plupart chargées d’une belle récolte de bolets, et leurs yeux brillaient de curiosité sous les lueurs des lumines. Naëlis accepta de bon cœur.

     

    night-forest

     

    « On raconte que dans sa soixante-dixième année, alors que personne ne pouvait soupçonner qu’elle avait seulement dépassé la moitié de sa longue existence, Shaïli Angama vécut une série d’évènements difficiles.

    C’était, logiquement, l’année 125 de notre calendrier planétaire. Pour la première fois, la fondatrice de l’ordre venait de bannir des consœurs dans le Kunvel. Une partie de ses propres disciples avaient monté un complot contre elle. Et parmi ces femmes se trouvaient celles que Shaïli avaient considéré comme ses meilleures amies.

    Jusqu’alors, aucune trahison de cette importance n’avait entaché les Sœurs. Il faut dire aussi que Shaïli se refusait à sonder les cœurs de ses disciples, elle préférait leur faire confiance en respectant leur intégrité.

    Le bannissement dans le Kunvel était déjà pratiqué contre les plus dangereux criminels, mais c’était la première fois qu’une telle condamnation touchait des Sœurs. Et de plus, tout un groupe. Les conspiratrices furent conduites dans les jungles noires une par une, en des endroits différents, pour ne pas leur laisser la moindre chance d’en réchapper.

    Tout n’était pas sombre car dans le même temps, les moniales venaient de parvenir à s’allier avec la quatrième espèce d’insectes sociaux, et la plus dangereuse : les vespères.

    Shaïli et les Veneris qui lui restaient fidèles décidèrent alors de créer la branche des Ordoshaï pour veiller à la sécurité et au respect des lois. Elles durcirent les préceptes de leurs enseignements et les critères de sélection de chaque rang au sein de l’ordre.

    Alors que dans un premier temps le Seid avait suffi à assurer la paix et la prospérité des Valokins, Shaïli Angama se retrouvait confrontée à un nouveau problème : ses propres disciples pouvaient aussi la trahir. Elle n’avait pas été assez intransigeante.

    L’intrusion dans les émotions des autres pour lire leurs intentions cachées devint une habitude. Mais Shaïli ne désirait pas que les choses se déroulent de cette manière. Ces décisions l’affectèrent beaucoup. »

     

    Naëlis réalisa que les Koré étaient maintenant une dizaine à l’écouter avec attention. Étonnée de susciter cet intérêt, elle poursuivit :

    « Il est bien connu que les mauvaises nouvelles arrivent rarement seules. C’est au cœur de ces tourments que la fondatrice de l’ordre Ophrys apprit le décès de son frère, Palden Angama.

    Depuis le temps de leur jeunesse et la découverte du Seid, le frère et la sœur étaient devenus des ennemis. Ils ne s’étaient pas adressé la parole depuis plus de quarante ans quand Shaïli apprit la disparition de Palden, et cette nouvelle lui déchira le cœur. Elle réalisa alors, face à l’inéluctabilité de la mort, à quel point elle aimait son frère et regrettait leurs divergences.

    Contrairement à Shaïli, Palden avait fondé une famille et laissé des descendants. Des neveux et nièces qu’elle ne rencontra jamais. Au terme d’une brillante carrière scientifique son frère était devenu un Ordonnateur, mais il termina sa vie malade et dans la plus grande solitude.

    Envahie par la tristesse, Shaïli partit seule dans la forêt, le visage baigné de larmes alors que le crépuscule s’étendait sur la Valoki. Les pleurs abondants ruisselaient dans un flot ininterrompu qu’elle chassait du bout des doigts, et l’on raconte qu’à l’endroit précis où tomba chacune de ses larmes poussa un champignon.

    Depuis cette époque, les bolets du crépuscule poussent dans cette forêt. Quelques soirs par an seulement, lors de la reprise des pluies à la fin de la saison ardente. On suppose qu’ils se sont multipliés d’eux-mêmes. Leur durée éphémère, leur qualité gustative et leurs vertus en ont fait les champignons les plus renommés de toute la ceinture tropicale.

    Alors vous voyez, ce que vous faites revêt une grande importance. Il ne s’agit pas d’une simple cueillette comme les autres. »

     

     

    Les jeunes filles acquiescèrent, enthousiastes. Certaines prenaient seulement conscience de la portée de cette légende. Elles marchaient sur les pas de Shaïli Angama.

    Le cor sonnant la fin de la sortie retentit. Naëlis aida les adolescentes à ramasser quelques champignons à la hâte, puis les Sœurs se regroupèrent pour rentrer au monastère.

    Sur le chemin, Matria Aemi vint marcher aux côtés de la Shaïli aux cheveux de miel.

    — Tu n’étais pas censée les aider, glissa-t-elle.

    — Désolée, c’est que je… commença Naëlis.

    — Je sais. J’ai décidé de ne pas intervenir car cela n’a pas affecté la cueillette, globalement la récolte est très bonne. Tu possèdes un don indéniable pour captiver leur attention… rassure-toi, je n’en parlerai pas à Matria Elorine. Elle est si conventionnelle.

    Naëlis et son ancienne professeure échangèrent un sourire complice.

    Elle avait de la chance d’avoir croisé le chemin de cette enseignante profondément bienveillante, au caractère compatible avec le sien, dès le début de son apprentissage. Là où d’autres ne voyaient qu’insolence et rébellion, Matria Aemi savait parfois reconnaître la curiosité, l’originalité, l’intelligence d’une idée nouvelle. L’émergence d’un talent.

    Mais une partie des Matria et des Veneris de l’ordre ne partageaient pas ses opinions, Naëlis allait bientôt découvrir à quel point.

    — Pensez-vous que cette histoire soit vraie, au sujet des larmes de Shaïli ? demanda-t-elle.

    — Qui sait ? répondit Matria Aemi. Il y a toujours une part de vérité dans les légendes…

     

     



     


  • Enfance brisée

     

    Nord-est du Calsynn – année 595

     

    Les buggies et les motos du clan Morojir tournoyaient dans l’arène en soulevant des tourbillons de poussière. Le public sauvage hurlait, acclamant les champions et crachant sur les perdants. La course avait été d’une violence terrible. Plusieurs véhicules étaient en flammes et de larges traînées de sang imprégnaient le sable.

    Dans les gradins, Taya était à genoux aux pieds de son maître.

    Un lourd collier de métal enserrait son cou, une longue chaîne en partait et l’autre extrémité était solidement tenue par le sadique Harun. Il donnait régulièrement des petits coups secs sur la chaîne pour lui rappeler qu’elle devait toujours avoir un œil sur lui. Obéir au moindre geste, à la moindre injonction sans discuter. Baisser le regard, rester soumise et silencieuse. Une petite chose sans dignité, un objet de plaisir voué à satisfaire les pulsions des mâles alpha.

    Taya pensait à son arrivée dans le clan, quatre ans plus tôt, alors qu’elle n’était qu’une enfant et venait d’être enlevée à sa famille. Les choses avaient failli se dérouler différemment. Les brutes avaient tout de suite remarqué la pureté de ses traits, son visage mutin dont la finesse et la beauté ne laissaient personne indifférent.

    Rien dans son physique n’était hors du commun, de prime abord. Une peau halée, relativement claire pour une Calsy, des cheveux châtains et lisses, des yeux bruns. Mais le tout était agencé avec une harmonie et une symétrie qui accrochait les regards.

    Taya avait d’abord était mise de côté, avec les filles les plus jeunes et les plus jolies. Elles furent enfermées dans des cages alors que les pillards se distribuaient les autres, se battant parfois entre eux jusqu’à la mort pour s’approprier l’objet de leur désir. Puis ils frappaient les captives et les traînaient vers leurs huttes au milieu des hurlements.

    Pour ces barbares, les femmes n’étaient que des trophées. Une autre jeune captive avait expliqué à Taya ce qui les attendait.

     

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    Le grand chef du clan se réservait les plus jolies pucelles. Vanger Morojir répugnait à passer derrière ses hommes. Régulièrement approvisionné en esclaves par ses pillards, il pouvait même se permettre d’élever une partie de son futur harem. Contrairement à certains de ses subalternes, Vanger le Déchireur avait beau être un monstre de cruauté et de violence, il ne touchait pas les enfants.

    Pendant ses deux premières années d’esclavage, Taya n’était sortie de sa cage que pour apprendre les tâches domestiques à faire, les règles à respecter, éduquée comme une servante par les favorites du chef. Ce terrible Vanger qu’elle n’apercevait toujours que de loin.

    Mais Taya était toujours aussi belle et elle commençait à prendre des formes, son corps changeait. Certains tordus la lorgnaient avec concupiscence, lui disaient des choses obscènes et tentaient de la tripoter à la moindre occasion.

    L’un de ces déséquilibrés développa une obsession pour elle. Une nuit, il alla jusqu’à tuer le garde et pénétra dans la cage des vierges. Après avoir menacé les autres filles de son arme, il se jeta sur Taya et la prit de force. Elle n’avait que treize ans.

    Certaines eurent quand même le courage d’appeler à l’aide alors qu’il commettait l’irréparable, d’autres gardes se jetèrent sur lui et entreprirent de le battre à mort. Vanger le Déchireur intervint cette fois en personne, empêchant ses hommes de finir le travail. Il voulait faire un exemple, rappeler à ses troupes ce qu’il en coûtait de défier l’autorité du chef.

    Le violeur fut traîné au milieu du campement et alors qu’il hurlait pour qu’on l’épargne, il fut émasculé puis crucifié sous les yeux de tous ses camarades de clan. Puis on le laissa là, à se vider lentement de son sang. Son agonie dura encore toute la journée du lendemain, et Vanger laissa le corps exposé jusqu’à ce que le soleil le dessèche comme une momie.

    Taya fut chassée de la cage des promises du chef et c’est un de ses combattants, Harun, qui en fit sa chose. À partir de ce jour, elle perdit le compte des viols et des humiliations qu’elle subit. Son maître l’obligea à porter toutes sortes de tenues dégradantes, à se faire tatouer et percer certaines parties les plus intimes de son corps.

    Sa dernière lubie était de la promener nue, attachée en laisse et restant à quatre pattes comme un animal, dans tout le quartier d’Elgadir qui appartenait à leur clan. Il se vantait de montrer à tous que sa chose était la plus belle.

    Elle n’était pas sa seule esclave, mais elle était si jolie que les autres perdirent de l’intérêt à ses yeux, et leurs maigres privilèges. Certaines femmes se mirent à détester Taya. Deux fois déjà, elle avait dû se battre pour protéger sa vie. Et deux fois elle avait tué des jalouses.

     

     

    Harun tira violemment sur la chaîne pour la ramener au présent. Il détestait quand Taya était dans ses pensées. L’esclave se devait de maintenir la tête baissée, mais toujours en restant attentive à son maître, pour réagir à la moindre demande, assouvir le moindre caprice.

    Malgré tout ce qu’il lui faisait subir, quelque chose en elle restait indomptable. Elle avait le don de l’énerver, et en même temps, cette résistance excitait ses appétits pervers. Ça lui plaisait qu’elle donne toutes ces occasions de se faire punir. Il savait qu’un jour il parviendrait à détruire totalement ses résistances, à petit feu. Personne ne pouvait encaisser pareil traitement sans subir d’effroyables dégâts psychologiques. Et alors peut-être, quand il aurait balayé les derniers vestiges de sa volonté, il se lasserait de ce jouet pour en trouver un autre.

    Harun utilisait toute sorte d’instruments douloureux sur elle, mais il veillait à ne pas laisser trop de marques sur sa poupée vivante. Elle était très jeune et pouvait servir encore longtemps.

    Il se mit à discuter avec un autre pillard, Taya eut encore un instant de répit.

    Dans l’arène les machines avaient disparu, seules restaient quelques carcasses fumantes. Les jeux barbares approchaient de leur terme. Des pauvres types capturés dans d’autres clans étaient en train de se battre avec des lances dérisoires, contre de redoutables arachnides du désert. Peu survivaient. Taya ne leur accordait que des regards indifférents.

    À quinze ans, elle avait déjà vu mourir tellement de gens, presque tous les jours de ses quatre années de captivité. Même elle était devenue une meurtrière. Pour se défendre, mais elle avait apprécié ce sentiment de puissance. Elle avait aimé sentir qu’elle pouvait aussi avoir le dessus.

    Les êtres humains ne lui inspiraient que du dégoût.

    D’abord, elle avait surtout haï les hommes. Mais au fil du temps, et c’était le pire, elle commençait parfois à trouver du plaisir dans leurs étreintes bestiales. Elle voyait bien qu’elle n’était pas la seule à s’accoutumer à cette vie de cauchemar, les esclaves allant jusqu’à se disputer les faveurs de leurs tortionnaires. À présent les femmes aussi la dégoûtaient, elle se dégoûtait elle-même.

    Taya sentit la tension de la chaîne se relâcher, et risqua un regard vers son maître. Harun était en train d’embrasser un autre guerrier du clan à pleine bouche, qui se faisait lui-même caresser le torse par un adolescent esclave. Elle connaissait bien ses penchants et savait comment tout cela allait finir. Parfois, il aimait regarder pendant que d’autres hommes la brutalisaient.

    Il n’était pas rare que les ébats se déroulent sur les gradins devant tout le monde. Pour ce genre de réjouissances, Vanger leur lâchait la bride.

    Elle baissa vite le regard alors que son maître tournait la tête vers elle. Le visage couturé de cicatrices se fendit d’un affreux sourire et il tira fort sur la chaîne, pour que Taya se retrouve tout contre son ventre, sur le côté. Il empoigna ses cheveux et plaqua la bouche de l’adolescente sur son bas-ventre tendu par le désir.

    Contre ses seins nus, elle sentit le contact glacé du poignard de son maître alors qu’elle ouvrait son pantalon et s’appliquait à le satisfaire. D’un coup d’œil elle vit que le jeune esclave faisait la même chose à l’autre guerrier à côté, qui embrassait à nouveau Harun goulûment.

    Tout autour d’eux, les sauvages du clan Morojir se laissaient aller à leurs pulsions. Comme souvent, une fois que l’alcool et le sang avaient coulé à flots, les festivités dégénéraient en orgie ou en bagarre générale. Parfois les deux.

    Le dégoût de Taya se mua en une vague de haine. Alors qu’elle sentait le plaisir de son maître approcher de son paroxysme entre ses lèvres, elle se redressa subitement en saisissant la lame accrochée à la ceinture. Elle trancha l’appareil génital d’un geste, et le brandit au-dessus de sa tête dans une grande giclée de sang, en poussant un hurlement de triomphe.

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    Elle enfonça rapidement la lame dans la gorge de Harun et la ressortit pour affronter les autres. Elle réussit encore à balafrer un visage, puis fut dépassée par le nombre de fous furieux qui se jetaient sur elle en la rouant de coups.

    Le sombre Orpheo, bras droit de Vanger le Déchireur, intervint en personne avant que Taya se fasse lyncher par la foule. La mêlée était si violente qu’il dut tuer et cogner quelques chiens de guerre pour rétablir le calme. Puis quand il vit qui était la responsable de tout ce désordre, il éclata de rire.

    Couvert de tatouages et de scarifications, Orpheo n’avait rien d’un tendre. C’était un meurtrier hors pair. Son crâne était rasé à blanc sur les côtés, tandis qu’une épaisse crinière de dreadlocks pendait du dessus. Ce grand maigre à la peau sombre, en dépit de son aspect sauvage, n’avait pas un visage trop affreux.

    Orpheo s’agenouilla devant Taya qui gisait au sol, ensanglantée, tuméfiée par les coups. Il souleva sa tête par les cheveux pour la regarder en face. Elle était encore consciente.

    — Je me souviens de toi, dit le lieutenant des pillards de sa voix rauque. Tu aurais dû appartenir au patron, jolie poupée… quel dommage d’abîmer tout ça. Pourquoi tu as tué ton maître ? Tu en as marre de vivre ?

    Taya lui cracha du sang à la figure avant de répondre :

    — J’veux crever, ouais. Mais pas comme une merde. J’veux me battre en tuant un maximum de connards.

    — Tu as du cran, petite pute. Faire partie de nos guerriers, ça serait une première pour une pisseuse… Tu me plais bien, mais y faudra faire tes preuves. Chez les Morojir pour mériter sa place, les choses se règlent en combat singulier. Pas de coup tordu comme tu viens de le faire, juste deux enculés qui se battent à armes égales, face-à-face, jusqu’à la mort.

    — Tu veux que je saigne lequel ?

    Orpheo éclata encore de rire, et se redressa pour faire face à l’assemblée de brutes sanguinaires.

    — Je revendique cette pute ! lança-t-il de sa voix puissante. Cette fille a plus de couilles que beaucoup de mecs ici, et elle est pas encore trop amochée. Alors même si vous êtes déjà un paquet à lui être passés dessus, à partir de maintenant Taya est à moi ! Plus personne la touche ou je vous étripe vivants ! Compris ?

    Personne ne broncha. Orpheo lança un regard vers la grande tribune où Vanger le Déchireur observait attentivement la scène. Le grand chef des Morojir leva sa chope en signe d’assentiment. Le lieutenant se pencha à nouveau vers Taya et lui dit tout bas :

    — Tu garderas le harem de Vanger quand tu sauras te battre. Je vais faire de toi une vraie tueuse, une putain de prédatrice. Et quand tu seras prête y faudra buter un homme en duel, si t’y arrives, t’auras les mêmes droits que les plus gros couillus de ce clan. Mais en attendant, va te laver et rejoins-moi dans ma hutte…

    Et ainsi, pendant son adolescence, Taya passa d’un maître à l’autre. Malgré sa brutalité, Orpheo s’avéra moins tordu que son précédent maître. Elle ne garda presque pas de marques sur son visage, après cette nuit-là. Elle était si jolie qu’il oublia vite qu’elle avait appartenu à d’autres. Orpheo profita pleinement de son corps avant de lui apprendre quoi que ce soit sur le combat. Pendant leurs ébats, il s’arrangeait d’ailleurs pour qu’elle soit entravée la plupart du temps, et loin de toute arme.

    Elle se plia aux exigences de son nouveau maître, se comportant en esclave docile, tout en nourrissant sa haine des hommes. Échafaudant patiemment sa future vengeance.

    Son esclavage dura encore des années. Orpheo jeta son dévolu sur d’autres filles plus fraîches et moins dangereuses. Il commença à lui apprendre à se battre, elle s’avéra très douée et plus elle progressait, moins il la touchait.

     

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    Taya devint la dresseuse du harem de Vanger. Elle se montra sans pitié avec les autres filles, éprouvant du plaisir à passer du statut de dominée à celui de dominante. Pour ne pas se laisser détruire, elle devint vicieuse et cruelle. Pire encore que les autres.

    Un jour, alors qu’elle approchait de la vingtaine, elle défia un guerrier sans envergure, qu’elle tua. Puis un autre plus fort, et un autre, et ainsi sans le laisser paraître clairement, elle élimina tous les hommes qui l’avaient prise de force et souillée.

    L’un après l’autre, tous périrent, sauf un. Le puissant Orpheo qu’elle admirait pour les talents de guerrier qu’il lui transmettait. Elle voulait apprendre toujours plus de lui, et Taya savait se montrer persuasive pour l’entraîner encore dans des nuits endiablées.

    Elle fut acceptée comme une combattante par le clan, commença à se joindre aux expéditions et aux razzias. Sa soif de domination ne cessa de s’accroître.

    Taya prit à son tour la tête d’expéditions de pillage et elle soumit ses propres esclaves, hommes ou femmes, auxquels elle fit subir les mêmes atrocités qu’elle avait endurées, et d’autres encore.

    De plus en plus influente, elle utilisait parfois le sexe afin de séduire les hommes trop forts pour elle, et les mettre quand même à ses pieds. Seul Vanger lui résistait.

    Elle réussit ainsi à persuader d’autres Calsy de les rejoindre, des tribus entières vinrent grossir les rangs des Morojir. Taya fut la toute première femme de ce clan à devenir une esclave combattante, puis une meneuse de brutes.

    Elle rêvait secrètement de prendre la place d’Orpheo à la droite du puissant chef, inflexible et invaincu, véritable objet de sa vénération. Elle se rapprocha lentement de Vanger le Déchireur, devenant bientôt l’un de ses plus fidèles lieutenants.

    Cette petite fille qui fut innocente et très belle aurait sans doute suivi une route difficile, dans sa modeste tribu d’origine. Une vie dure mais honnête, si le destin n’en avait décidé autrement.

    Mais des hommes qui n’avaient d’humain que l’apparence l’avaient arrachée à sa famille en bouleversant son avenir, avaient violé sa chair et perverti son âme, ne lui laissant que le souvenir amer d’une enfance brisée. Détruite à jamais.

     

    Ainsi parfois naissent des monstres. Ainsi se poursuivit la lente ascension de Taya Morojir parmi les pillards les plus violents du Calsynn.

    Ainsi allait s’inscrire sa légende en lettres de sang.

     




  • La Main Opaline

     

    « C’est Bakir Meyo, bonjour.

    Mes excuses pour la dernière fois, ma conclusion était un peu brusque. J’avais encore dépassé l’espace qui m’est imparti pour chaque numéro… mes amis du journal couperont avec justesse si nécessaire, je leur fais entièrement confiance. Mais tout cela mérite une petite explication.

    Je me retrouvais donc dans une situation inextricable, avec un mort sur les bras. Corps ensanglanté de mon ami Relg, que j’avais à peine eu le temps de connaître. Cette liste de noms… et cette adresse griffonnée sur un bout de papier, qu’il avait tenté de sortir de ses poches.

    Incapable de reprendre mes esprits en présence du cadavre, complètement paniqué, je quittais mon domicile pour aller prendre l’air. J’emportais avec moi ces documents pour lesquels Relg avait été, selon toutes les apparences, mortellement blessé. Je n’avais pas d’autre piste pour essayer de comprendre ce qui se passait.

    À peine dans le couloir, je recouvris d’ailleurs un peu de lucidité.

    Alerter la police ? pensais-je. Il paraît que dans les cas d’homicide, la personne qui trouve le corps est toujours le premier suspect. Immigré et sans argent, j’allais me faire broyer par la machine judiciaire. Coupable tout désigné. Règlement de compte entre deux étrangers, rabâcheraient les médias, tellement banal.

    Tous ces gens sur cette liste, des étrangers également… et si c’était pour eux que Relg était mort ? Non, surtout pas la police.

    mortels

    Mon pauvre ami saignait en arrivant chez moi, aussi j’entrepris d’inspecter le sol dans l’immeuble. Par chance, ses épais vêtements avaient absorbé la majeure partie du sang qui s’écoulait de sa blessure. Me munissant d’ustensiles de ménage par un bref retour dans mon studio, je nettoyais les rares taches que je trouvais dans le couloir et l’ascenseur. Il était tard, personne ne me dérangea.

    Je quittais l’immeuble avec soulagement, marchant dans les rues froides en serrant les feuilles du dossier sous les pans de ma veste. Quelques squatteurs occupaient encore les rues délabrées du ghetto, aucun ne m’adressa la parole. Je marchais vite, tellement stressé que je dégageais sans doute une énergie d’apparence agressive.

    Quand la fatigue de la marche apaisa quelque peu ma tension nerveuse, je m’assis un instant sur un banc, à côté d’un lampadaire encore en état de marche dans ce quartier aussi miteux que le mien. Trois fois que je passais devant. Je vérifiais une dernière fois l’adresse sur le petit bout de papier. Pas de doute, j’y étais.

    Après avoir soufflé un bon coup, je m’avançais dans l’immeuble vétuste. Ascenseur en panne. Six étages plus haut, j’hésitais encore devant la porte. Il devait être deux heures du matin. Ma main tremblait alors que j’appuyais sur la sonnette une première fois, puis une deuxième. Là j’entendis des mouvements dans l’appartement, on me regardait sûrement à travers le judas.

    — Qui vous êtes ? fit une voix étouffée derrière la porte.

    — Navré de vous déranger si tard… je suis Bakir Meyo, un ami de Relg.

    — Connais pas ! répondit sèchement l’homme. Vous devez vous tromper d’adresse.

    — Il m’a confié des documents pour vous, insistais-je.

    La porte s’entrouvrit alors, j’aperçus le visage d’un homme aux yeux bridés dans la pénombre. C’était sans doute un Valokin, âgé d’une trentaine d’années. Il me fixa attentivement dans les yeux, ouvrit plus grand et jeta un regard dans le couloir.

    — Entrez. Ne faites pas de bruit, mes enfants dorment.

    Je le suivis en silence le long d’un couloir plongé dans l’obscurité. À l’entrée d’un petit salon éclairé par une lumine tamisée, il se tourna brusquement vers moi en pointant un pistolet à plasma.

    — Du calme, je ne vous veux pas de mal ! m’exclamai-je en levant maladroitement les mains.

    Les listes de noms s’éparpillèrent alors par terre.

    — Moins fort ! me lança le Valokin. C’est ça vos documents ? Comment connaissez-vous Relg ? Et cette adresse ? Pourquoi je ne vous connais pas, moi ? Qu’est-ce qui vous prend de venir ici à une heure pareille ?

    — Je… je n’y comprends rien moi-même, bafouillais-je. Relg est arrivé chez moi blessé à mort, il avait ce papier avec votre adresse dans sa poche. Les noms de ces listes me semblent appartenir à des étrangers, j’ai peur que tous ces gens soient en danger. Je vous assure que…

    Je ressentis un coup violent derrière mon crâne, le sol se déroba sous mes pieds. Rideau.

     

     

    J’ouvris les yeux, attaché à une chaise. L’impression que ma tête servait de caisse de résonance à un percussionniste fou.

    La personne qui m’avait assommé par derrière était simplement l’épouse de l’homme qui m’avait ouvert. Tous deux face à moi, un couple de Valokins.  À cette époque, leur peuple avait encore le droit de circuler et de vivre dans le Tharseim. Deux enfants dormaient au fond de l’appartement, mais je ne les vis jamais.

    Je vous passe les détails de l’interrogatoire qu’ils me firent subir, sans violence physique mais très agressif. Ils étaient surtout inquiets, ce que je pouvais comprendre. Je réussis à les convaincre de ma bonne foi après une bonne heure, et ils me détachèrent.

    Leur attitude changea du tout au tout, ils me firent de plates excuses et m’accueillirent comme un ami. Des personnes gentilles en réalité, très mal à l’aise de ce premier contact. Nous avons discuté un long moment, à voix basse dans la cuisine.

    Ils m’avouèrent appartenir à un mouvement illégal composé en partie d’étrangers, mais qui comptait également des Thars issus de toutes les castes. La Main Opaline.

     

    main opaline

     

    Elle œuvrait déjà, à cette époque, pour dénoncer les mensonges de la propagande et les injustices. Ses membres agissaient dans l’ombre en informant les gens, en essayant de les réunir avec l’espoir de fonder les bases d’une nouvelle société. Un système qui ne serait plus basé sur l’exploitation de l’Homme par l’Homme.

    Mon défunt ami Relg faisait partie d’une antenne locale de la Main Opaline. Il s’était débrouillé pour intercepter ces listes de noms appartenant à des membres de l’organisation. Démasqué, blessé et pourchassé, il avait miraculeusement échappé à ses poursuivants avant de venir mourir chez moi.

    Le couple de Valokins me remercia plusieurs fois de leur apporter ces listes, je venais de leur sauver la vie. Ainsi qu’à toutes ces personnes figurant dans le dossier. Mais l’antenne de Celtica était compromise, les immigrés appartenant à la Main Opaline y étaient nommés dans leur intégralité. Sans doute y avait-il un agent double dans leur groupe, ou plusieurs.

    Et voilà que je venais d’entrer dans ce mouvement dissident, bien malgré moi. Enrôlé par la force des circonstances.

    Mais que pouvais-je leur reprocher ? Des étrangers et des Thars combattant ensemble un système oppresseur que je subissais moi aussi. Des braves gens qui en avaient juste assez qu’on les manipule pour les maintenir dans l’ignorance et l’asservissement. Assez de tous ces mensonges qui tentaient de masquer les travers de cette société en déclin, ne cessant de s’éloigner de la démocratie tout en prétendant le contraire.

    Dans une société injuste, l’éthique et la dignité poussent parfois à la désobéissance.

    Quand cette société devient tyrannique, elle considère d’abord cette désobéissance comme un délit, puis comme un crime. Et c’est exactement le chemin qu’a pris le Tharseim au cours des décennies qui se sont écoulées, depuis que je suis dans ce pays. Lentement mais sûrement, le totalitarisme s’est imposé. Encore une fois.

    Alors non, même après toutes ces années, tout ce que j’ai dû affronter à cause de mon investissement dans ce mouvement, je n’ai pas de regret. Être dans l’illégalité par humanisme, j’en suis fier.

    La Main Opaline a pris de l’ampleur depuis tout ce temps. Je ne serai sûrement plus là pour le voir de mes yeux, mais je suis sûr qu’un jour ce mouvement fera de grandes choses pour ce pays.

     

     

    Mais revenons à cet été 536.

    J’adhérais avec enthousiasme, ils me donnèrent une autre adresse à laquelle me présenter.

    Il fallut ensuite régler le problème du corps de Relg. Ce couple de Valokins charmants me surprit car ils savaient comment faire, et me fournirent même le matériel. Ils avaient été confrontés à un problème similaire quelques semaines plus tôt. Agir en résistance face à une dictature, c’est se retrouver dans des situations très dures par moments, sordides même, à la mesure de l’oppression qui œuvre en face pour nous détruire.

    L’aube approchait alors que je les quittais, encombré de paquets dissimulant surtout des bidons en plastique. Nos adieux furent d’autant plus émouvants que nous n’allions plus jamais nous revoir, et nous le savions. Ils allaient s’éloigner de Celtica quelques jours plus tard en urgence, et tenter leur chance ailleurs, peut-être même quitter le Tharseim. Je ne l’ai jamais su.

    Je contactais mon employeur en prétendant être malade, puis je rentrais dans mon appartement avec l’angoisse au ventre. Le pauvre Relg commençait à sentir affreusement mauvais.

    Seule solution discrète : dissoudre le corps. Avec de l’acide, pensez-vous peut-être. Surtout pas, on venait de me l’expliquer. Certains acides sont tellement puissants qu’ils peuvent tout faire disparaître, mais la concentration nécessaire attaquerait aussi la baignoire et les canalisations. Il fallait en évacuer un maximum, en transportant le moins possible, donc… siphon.

    À l’inverse de l’acide, nous avons le basique. Presque aussi corrosif sur les tissus organiques si la concentration est suffisante. La soude caustique utilisée pour déboucher est parfaite, sauf qu’il en faut quelques litres. J’ai ouvert toutes les fenêtres et activé plusieurs diffuseurs de parfum. Masque respiratoire sur le visage, je disposais le corps de Relg comme je le pouvais dans ma modeste baignoire à sabot, et je versais le produit. Je ne vous décrirai pas ce que j’ai vu tellement c’était horrible. Mais oui, j’ai regardé un peu, je n’ai pas pu m’en empêcher. Et je suis allé vomir avant de m’éloigner.

     

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    Il fallut y retourner pour repositionner le corps, maudite baignoire à sabot. Malgré tous mes vertiges, mes régurgitations et mes pleurs, j’y suis arrivé. Cela ne prit « que » quelques heures et il ne resta plus que les os tout blancs, bien propres. Tout le reste était liquéfié. Je laissais s’écouler la soupe immonde et nettoyais à grande eau, avec tous les produits d’hygiène qui me passaient sous la main.

    Suivant les consignes du couple dissident, je démantelais ensuite le squelette en pièces détachées, et répartissais les os dans plusieurs sacs différents, que je pris soin de lester et d’emmener avec moi, un par un, lors de mes balades en bord de mer…

    Il me fallut toute la journée pour faire disparaître la moindre trace, le moindre vêtement, la moindre odeur, et encore quelques jours pour me débarrasser des os. Mais c’était fait.

    Ma baignoire avait rarement été aussi propre, comme neuve. Si aujourd’hui je me permets un peu d’humour noir à ce sujet, c’est avec plus de soixante ans de recul. À l’époque j’en aurais été incapable.

    Pauvre Relg, tu méritais mieux que ça.

    Après une courte nuit de repos, je repris la mer sur un bateau de pêche pour gagner ma pitance. Je détestais la Mer du Silence, morne et plate, à moitié ravagée et très sale.

    Comme j’étais assez bon matelot, on me promit d’appuyer ma demande de partir pour l’océan. Mais en attendant, j’avais encore quelques mois à passer sur les petits rafiots qui restaient près des côtes, pour racler les dernières ressources vivantes de cette mer polluée, épuisée. Le seul avantage à ce moment, c’est que je rentrais encore chez moi tous les soirs.

    Quelques jours après, alors qu’une nuit estivale s’étendait sur la mégapole de Celtica, je pris le chemin de cette nouvelle adresse que le couple de Valokins m’avait confiée.

    Une jeune Nemosiane à l’air soucieux m’ouvrit la porte. Je tentais de bégayer nerveusement quelques explications dans lesquelles se mêlèrent les mots Relg, problème, liste de gens, couple de Valokins, et cela lui suffit. Elle me fit un sourire aussi nerveux et m’invita à entrer.

    Elle n’était pas particulièrement belle, mais quelque chose dans son regard et son sourire me troubla tout de suite. Une sensation familière, agréable, que je n’arrivais pas encore à définir.

    Notre première rencontre n’avait rien d’un coup de foudre, pourtant je venais de trouver la femme de ma vie. Et pas dans n’importe quelles circonstances…

    À bientôt. »

     

    – Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°9 [journal illégal]

    Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 603 du calendrier planétaire.

     

     



     


  • Les monarques de Nemosia

     

    Akoumbé, capitale nemosiane – Année 600

     

    Sous les regards impassibles des deux rangées de soldats gardant la salle du trône, Tiaz Modanio s’inclina très bas devant sa souveraine.

    — Votre gracieuse Majesté, dit-il. Je suis honoré par cette convocation… mais de quoi s’agit-il ?

    Seneli Habako enveloppait le gros marchand d’un regard courroucé. C’était une grande femme de fière allure, un peu forte, à la peau mate et aux yeux marron. Elle teignait ses longs cheveux noirs attachés en chignon, pour cacher les fils blancs qui s’y épanouissaient.

    La reine des Nemosians était assise sur le Fauteuil de Zibril, un trône finement sculpté dans un bois noble parcouru de veines rougeâtres, ayant accueilli toutes les fesses royales depuis deux siècles. Réputée pour son tempérament lunatique et explosif, elle semblait passablement énervée.

    — J’ai eu vent de vos problèmes récents en Valoki, dit-elle en le fixant durement. Vous faites trop de zèle avec les nordiques.

    Tiaz Modanio lança un regard au frère de la reine, qui se tenait debout à côté du trône, comme s’il espérait son soutien.

    Jalil Habako resta silencieux. Il était le cadet de quatre ans seulement, et faisait partie des conseillers les plus proches de la monarque. Il avait le teint mat et des yeux bruns comme elle, mais arborait un bouc et des cheveux argentés.

    La famille Habako fut longtemps de peau noire, pendant des générations cette particularité avait été fièrement préservée. Puis au fil du temps et des alliances, les métissages gagnèrent jusqu’à la famille royale.

    — Trop de zèle ? fit Tiaz Modanio d’une voix aigüe. Mais Votre Majesté, pardonnez-moi, je n’ai fait que convoyer des produits tout à fait légaux dans notre pays. Les Sœurs Ophrys…

    — Ont interdit quantité de marchandises provenant du Tharseim, coupa la reine. Vous avez cherché à outrepasser leurs lois, et vous voilà maintenant interdit de territoire en Valoki ! À quoi peut bien servir un exportateur qui ne peut vendre ? Vous avez été maladroit, Modanio.

    Le marchand se retint de gratter son crâne qui le démangeait subitement sous sa perruque. Il lissa les plis de son ample robe beige, décorée de patchworks colorés, en cherchant ses mots.

    — C’est que… j’ai d’autres projets, Votre Majesté. Je souhaite diversifier mes activités en me lançant dans le tourisme de luxe. Il m’a fallu négocier le rachat d’un cargo thars, les nordiques sont durs en affaire… je leur ai rendu quelques services.

    — Et vous êtes prêt à placer votre pays dans une position diplomatique délicate, juste pour assurer votre prospérité.

    — Non, pas du tout, je…

    — Assez ! cria Seneli Habako. Il est vital pour la Nemosia de sembler neutre, concernant l’opposition des Thars et des Valokins ! Nous n’avons plus l’aide des Sœurs et pas encore la meilleure technologie des nordiques. Notre nation est en position de faiblesse, c’est un équilibre délicat que vous avez menacé ! Je suis tentée de vous retirer votre licence, Modanio. Ou pire…

     

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    Jalil Habako s’éclaircit la gorge pour attirer l’attention. Avec son long nez pointu, sa courte barbe grise taillée en pointe et ses petits yeux perçants, il donnait toujours l’impression de narguer ses interlocuteurs. Le frère de la reine était sans doute plus subtil que sa sœur, moins impulsif, mais tout aussi dangereux.

    — Il convient de faire la part des choses, dit-il en caressant le bouc argenté sur son menton. Monsieur Modanio nous a été fort utile dans nos transactions avec le Tharseim. Je tiens aussi à vous féliciter, marchand, pour votre habileté concernant les Mousserands. Vous avez réussi à les convaincre de nous accorder le monopole sur leurs œuvres artistiques végétales, très prisées dans les milieux fortunés. Et de plus, ils se détournent de la Valoki pour s’ouvrir au commerce avec nous. C’est une bonne chose.

    — Un grand merci, Monseigneur, dit Tiaz Modanio avec une révérence obséquieuse. Il n’a pas été facile de négocier avec ces primitifs… les taxes rapportent de belles sommes au trésor national. Lorsque je pourrai mettre en place mon circuit de croisières aériennes, des Thars composeront aussi ma clientèle. Ce qui ne peut être que favorable à notre économie et nos relations avec le Nord.

    Seneli Habako réfléchit quelques instants. La reine nemosiane n’avait jamais brillé par sa finesse, mais elle ne manquait pas de caractère et se dévouait aux intérêts de son royaume. Son mari absent n’avait de noble que le titre marital, c’est elle qui dirigeait. Mais les paroles de son frère tempéraient souvent les colères royales, il était fréquent que Jalil la pousse à changer d’avis.

    — Soit, mon cher frère, convint-elle. Il est toujours sage d’écouter ses conseillers… Ces croisières de luxe sont une bonne idée, après tout, nous avons d’autres marchands pour commercer avec les Valokins. Montrez-vous plus habile à l’avenir, monsieur Modanio, que je n’entende plus parler de vous et des Sœurs Ophrys dans la même phrase. Vous pouvez disposer.

    — Mille fois merci, Votre gracieuse Majesté, lança Tiaz Modanio en s’inclinant presque jusqu’au sol malgré sa corpulence. Je peux vous assurer que je fais tout mon possible pour remplir les caisses de l’État.

    — Et les vôtres, compléta la reine.

    Le marchand effectua plusieurs révérences en marchant à rebours, un sourire aux lèvres, puis il quitta la grande salle pavée de marbre.

    Seneli Habako se leva de son trône. Habillée d’une robe claire arborant des motifs colorés et uniques pour chaque personne, la souveraine ne portait pas de couronne. Les rois et reines qui s’étaient succédé sur le Fauteuil de Zibril arboraient à la place un lourd anneau sigillaire à la main gauche, orné d’une magnifique émeraude où étaient gravées les armes de sa famille. Elle s’avança vers une baie vitrée pour observer la capitale.

    Akoumbé avait tellement changé ces dernières années. Au cœur de la cité, la vieille ville était tout ce qui restait de l’ancienne architecture valokine. Les bâtisses en forme de coquillages se délabraient malgré les rénovations. Seule la splendeur du palais royal était relativement préservée, au prix de dépenses exorbitantes.

    Sans l’aide des terims, les insectes bâtisseurs disparus depuis longtemps dans ce pays, les vestiges du rayonnement valokin se désagrégeaient, malgré les efforts des maçons. Mais c’était tout ce qui restait de pittoresque, d’ancien, la seule partie de la capitale nemosiane pouvant susciter un intérêt historique.

    Encerclant la vieille ville comme pour l’assiéger, les immenses tours de verre et de métal des nordiques avaient envahi le paysage.

     

    Akoumbé

     

    Des véhicules aériens se croisaient dans tous les sens, mais seuls les appareils des Thars disposaient des meilleures avancées technologiques. Les Nemosians devaient se contenter des moyens de transport les moins rapides ou les plus polluants. Seneli Habako soupira.

    — Qu’est-ce qui te chagrine, ma sœur ? demanda Jalil en s’approchant.

    — Notre famille a-t-elle vendu son âme ? dit-elle sans quitter la ville des yeux. Les nordiques prennent tellement de place… j’ai peur que nous y perdions notre identité.

    — Ne sous-estime pas notre peuple, les Nemosians sont forts. Nous sommes les descendants d’une lignée héroïque ayant bravé la domination des matriarches valokines, notre famille a pris de gros risques pour gagner notre indépendance, mais elle y est arrivée. Il nous faut poursuivre sur cette voie, nous affranchir de ceux qui cherchent à nous contrôler. Nous sommes sur le point d’accéder aux meilleures technologies, il faut tenir bon. Nous aurons bientôt les moyens de tenir tête à tout le monde.

    Seneli Habako se tourna alors vers son frère.

    — Je sais tout cela. Mais pourrons-nous réparer les dégâts ? Je me demande si les sacrifices en valent la peine. Depuis les désastres de la Mer Orange, je crains que les choses nous échappent complètement. Les préfets et les édiles de ces régions contestent ouvertement notre politique maintenant ! Si ça ne tenait qu’à moi, je les ferai tous enfermer.

    Jalil Habako eut un demi-sourire en posant une main réconfortante sur l’épaule de sa sœur.

    — Il ne faut surtout pas en faire des martyrs, pas pour le moment. Nous commençons à signer des contrats pour l’armement, ensuite ce seront les transports. Par leur cupidité, les nordiques sont en train de nous fournir ce qui nous servira à les tenir en respect, ce n’est pas le moment de renoncer. Quand nous aurons tout cet équipement, nous pourrons envisager de nous débarrasser de tous nos adversaires. De l’intérieur comme de l’extérieur.

    Seneli Habako soupira une nouvelle fois.

    — Je me range à tes arguments, comme souvent. Pour la gloire de la famille.  Mais si nous étions dans l’erreur depuis tout ce temps… sommes-nous la génération qui devra payer les conséquences ?

    — Je suis persuadé que non, affirma Jalil Habako. Nous avons toujours trouvé des solutions et nous en trouverons toujours… je vais être en retard, chère sœur, pour un rendez-vous que tu sais important. Gouverne la Nemosia avec le brio dont tu as fait preuve jusqu’à ce jour, et ne te fais pas de mauvais sang pour les affaires extérieures. Je m’en occupe.

    Sur quoi il prit congé de la reine, la laissant en proie à ses doutes.

    Je l’aime mais elle est trop faible pour assumer ce rôle, pensa-t-il en s’éloignant. Ce n’est pas elle qui mènera la Nemosia vers la gloire.

     

    ♦♦♦